Karl était toujours immobile. Il se tenait au mur d’une main. Tout le poids de ces derniers événements l’écrasait, et c’était comme si une plaque lui comprimait la poitrine. C’était fini. Karl Jarach allait retourner d’où il était venu, se disait-il. Il allait redevenir un simple Polonais, fils d’immigrés. Il recommencerait à fréquenter sa communauté, les bals et les fêtes dans les hangars, et il épouserait une brave fille de chez lui. « Clous sans tête, clous de tapissier, clous à tête large, clous à béton. »
« Mister Jarach ! appela Christmas, passant la tête par la porte. Vous êtes sûr que vous allez bien ? »
Karl hocha la tête, visage tiré, puis il descendit l’escalier et entra à son tour dans la réserve. « Vis à métaux, vis à bois, vis à tasseaux… » songeait-il.
« Tu as du talent, mon garçon ! disait Cyril. N’écoute pas ces abrutis ! Merde, tu as du talent à revendre ! Tu as tellement de talent que… ah, ils peuvent aller se faire foutre, encore et encore ! C’est vraiment un pays de merde… et le rêve américain, c’est vraiment une connerie ! Si t’es pas l’un d’eux, le rêve, tu peux te le mettre au cul… Mais toi, laisse pas tomber ! (Cyril saisit Christmas par les épaules et se mit à le secouer). Regarde-moi, regarde un peu ce nègre en face de toi, et écoute bien : tu as tout ce qu’il faut, mon garçon, et toi tu peux réussir. Tu m’as compris ?
— Oui oui, sourit Christmas.
— Je dis la vérité ! et Cyril le secoua à nouveau par les épaules, avec une vigueur pleine d’affection. Ne laisse pas tomber, sinon c’est eux qui auront gagné. T’as compris ?
— Oui, Cyril, répéta Christmas. Merci. »
Karl était sur le pas de la porte. « Lime à métaux, lime à bois, marteau de charpentier, marteau de cordonnier, marteau d’horloger, tournevis long à bout plat, tournevis court à bout plat, pince à ressort, pince perroquet… » continuait-il à énumérer dans sa tête, tout en observant les deux hommes. Des magasiniers. Des gens du sous-sol, pas du septième étage. Un nègre et un Italien. Des immigrés. Comme lui. Il se sentit seul. Oui, seul, et pas simplement vaincu, parce que, pour gravir les échelons qui l’avaient mené au sommet de l’immeuble de la N.Y. Broadcast, il avait négligé ce qu’il y avait entre ces deux là. L’amitié, la solidarité. Tout ce à quoi il avait renoncé lors de son ascension. « Scie à bois à dents longues, scie à bois à dents fines, scie à chantourner, scie à métaux avec lame amovible, scie à dégrossir, scie à cadre… » Maintenant, il se retrouvait à la case départ. Dans un sous-sol. Sans possibilité de s’élever. Et en plus, il était seul.
« Je vous laisse » lâcha-t-il alors, parce qu’il se sentait de trop.
Christmas et Cyril se retournèrent pour le dévisager.
Et Karl vit dans leurs yeux qu’ils n’auraient pas de paroles d’encouragement pour lui. Ni de solidarité. À cause de sa superbe. Parce que Karl Jarach avait cru pouvoir y arriver seul. Et maintenant, c’est seul qu’il repartirait faire ce pour quoi il était destiné. « Gouge droite, gouge courbée, gouge à angle droit, gouge arrondie large, gouge arrondie fine… »
« Et vous, qu’est-ce que vous allez faire maintenant, Mister Jarach ? lui demanda Christmas.
— Œillet à vis, œillet passant, écrou à œillet…, répondit Karl, un étrange sourire sur les lèvres.
— Comment ? fit Christmas en fronçant les sourcils.
— Rien rien, fit Karl en secouant la tête. Je pensais à haute voix. »
Il se dirigea vers la porte de la réserve donnant sur la ruelle qui le ramènerait vers le monde auquel il appartenait.
« Ne laisse pas tomber, mon garçon ! répétait Cyril à Christmas. Merde, ne laisse pas tomber ! »
Karl aurait aimé qu’à lui aussi, on dise de ne pas laisser tomber. Et il sentit un immense vide en lui, parce qu’il savait que personne ne le lui dirait jamais.
« Bordel, si j’étais pas un crève-la-faim de nègre, je t’en fabriquerais une, moi, de radio ! » s’exclamait Cyril.
« Truelles, spatules courtes, spatules à manche, maillets… »
« Je te la fabriquerais de mes mains et tout New York t’écouterait, au nez et à la barbe de ces couillons ! » disait la voix passionnée de Cyril.
« Vilebrequin, fraise, foret à métaux, foret à bois, foret à brique… »
« Tu sais c’qu’y faut, pour fabriquer un foutu transmetteur bien comme il faut ? insistait Cyril, au moment où Karl ouvrait la porte de la réserve et sentait l’air froid et humide de la ville le fouetter. Techniquement, ce s’rait du billard, pour moi… »
« Entretoises, solives, écrous, boulons, fils de coton ciré… »
« … mais il faut du fric… »
« Rivets aveugles, rivets en aluminium à tête large, sabot de charpente à ailes extérieures, sabot de charpente à ailes intérieures… » pensait Karl de manière obsessionnelle, tandis qu’il lâchait la poignée de la porte et, définitivement expulsé de la N.Y. Broadcast, s’en remettait à son destin. À la florissante quincaillerie de son père.
« … beaucoup de fric… »
« Colliers de serrage, colliers de câblage, serre-joints, câbles en acier… » continuait à se dire Karl. Mais il se mouvait au ralenti parce que, tout à coup, ce que racontait Cyril était entré en résonance avec le cours de ses propres pensées.
« Si seulement j’avais un peu d’argent, moi je te la fabriquerais, ta radio ! et tu pourrais faire entendre ton émission à tous les New-Yorkais…
— Moi j’ai le matériel ! interrompit brusquement Karl, revenant dans la réserve. Moi je l’ai, le matériel ! »
Christmas et Cyril se retournèrent et le fixèrent ébahis.
Karl ferma la porte et les rejoignit. Soudain surexcité et plein de vitalité.
« On ne doit pas laisser tomber ! dit-il à Christmas (et il eut l’impression qu’on lui soufflait la même chose à l’oreille). On ne doit pas laisser tomber ! répéta-t-il parce que cette simple phrase, maintenant, le faisait se sentir moins seul. Moi j’ai le matériel pour construire une radio. Mon père possède une quincaillerie, une grande quincaillerie. Il nous donnera tout ce dont on a besoin, fit-il en s’adressant à Cyril. Tu es sûr de pouvoir construire une station de radio ? »
Christmas scruta Cyril.
« Heu… je crois, répondit le magasinier.
— Tu crois ? demanda Karl.
— Et celle que tu as construite chez toi ? intervint Christmas.
— Celle-là… ben oui, mais c’est un transmetteur artisanal… il ne couvre qu’un block… , balbutia Cyril hésitant.
— Tu peux la construire ou non ? » insista Karl.
Cyril réfléchit en se grattant la tête.
« Cyril…, commença Christmas.
— Ne me bouscule pas, mon garçon ! » s’écria Cyril.
Alors il tourna le dos aux deux autres et commença à marcher de long en large dans la réserve. De temps à autre, il s’arrêtait devant une étagère, prenait une pièce dans ses mains et l’examinait en grommelant. Ensuite il la remettait en place et se remettait à arpenter la pièce, tête baissée.
Christmas et Karl l’observaient sans mot dire.
Pour finir, Cyril s’arrêta et croisa les bras sur sa poitrine, une expression indéchiffrable sur le visage.
« Alors ? demanda Christmas.
— Garde ton souffle pour l’émission, mon garçon ! s’exclama Cyril.
— Tu peux le faire ? demanda Karl.
— Et vous, vous pouvez me procurer tout ce qui me servira ?
— Tout ce que tu veux ! »
Cyril remua vaguement la tête de haut en bas, d’un air malicieux :
« Pour un blanc, vous n’êtes pas si mal, Mister Jarach…, fit-il.
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