« Encore rien, répondit-il.
— Merde, il leur faut combien de temps, pour s’décider ? éclata Sal, et il flanqua un tel coup de poing sur la table que le livre de comptes fit un bond. Bordel, mais ça fait déjà quinze jours ! Qu’est-c’qu’y croient ? que toi t’attends et qu’eux y font c’qui les arrange ? Connards de riches, branleurs, sacs à merde… »
Christmas sourit :
« Merci pour Santo ! lança-t-il en sortant.
— Salut, morveux… » grommela Sal.
Resté seul, Sal expulsa bruyamment l’air par les narines, comme un taureau, asséna un autre coup de poing sur le bureau et puis se leva pour aller ouvrir en grand la fenêtre :
« Si tu veux, j’leur fais briser les jambes ! cria-t-il à Christmas, maintenant dans la rue. T’as qu’à l’dire, et moi j’leur envoie deux mecs pour leur massacrer les jambes bien comme il faut ! »
Karl Jarach n’arrivait pas à y croire. Après plus de vingt jours d’attente, ils lui avaient dit non. Au début, ils avaient tourné autour du pot, soutenant qu’il n’y avait pas de bon créneau, et puis, lorsqu’il les avait mis au pied du mur, ils avaient fini par lui déclarer que c’était un programme vulgaire et sans intérêt. Qu’aucun auditeur ne l’écouterait et que ça ne marcherait jamais. Quelle bande d’idiots ! La direction de la N.Y. Broadcast était composée d’une bande d’idiots. Et c’était précisément ça qu’il venait de dire à Christmas, lorsqu’il était descendu dans la réserve pour lui annoncer que le programme ne se ferait pas.
« Des blancs » commenta simplement Cyril en crachant par terre. Et il adressa un regard plein de mépris à Karl.
Celui-ci lisait toute la déception de Christmas sur son visage :
« Je suis désolé, lui dit-il. Vraiment désolé. »
Christmas lui sourit tristement, puis se tourna vers Cyril pour lui demander :
« Il n’y aurait pas des mariages juifs à célébrer ? »
Le magasinier prit un gros carton par terre, rageusement, ainsi que deux marteaux :
« J’en ai besoin moi aussi ! s’écria-t-il. Et pourtant, je sais à qui j’aimerais mieux défoncer la tête ! » et, à nouveau, il regarda Karl de travers.
Puis Karl les vit se diriger vers le fond de la réserve, ouvrir le grand carton et s’acharner sur de vieilles lampes.
« Il faut que je remonte » fit-il. Mais ni Christmas ni Cyril ne l’entendirent. Ou peut-être firent-ils semblant de ne pas l’entendre, pensa Karl. Alors il se retira, le dos voûté, et regagna le septième étage.
« On a un problème, monsieur Jarach ! s’exclama la secrétaire en venant à sa rencontre, essoufflée.
— Un autre ? » réagit Karl sombrement. Il entra dans son bureau et se mit à la fenêtre. New York était enveloppée dans l’obscurité de la nuit tombante. Quantités d’employés se répandaient déjà dans les rues et se pressaient vers le métro. Une autre journée de travail s’achevait.
« Skinny et Fatso ! lança la secrétaire.
— Eh bien quoi, Skinny et Fatso ? demanda Karl de mauvaise humeur, se retournant.
— Ils ont eu un accident de voiture. Ils ne peuvent pas venir faire leur émission » expliqua-t-elle avec une tête d’enterrement — c’était une auditrice fidèle du programme comique Cookies , présenté par les deux artistes de variétés.
Karl la regarda sans mot dire. Il s’en fichait bien, de ces deux crétins de Skinny et Fatso !
« On envoie de la musique ? demanda la secrétaire.
— Oui oui…
— Quel genre de musique ?
— Ce que vous voulez… »
Elle resta un instant immobile. Puis elle fit volte-face et quitta le bureau.
Karl se posta à nouveau à la fenêtre. Les gens se hâtaient de rentrer chez eux. « Bonsoir, New York ! » pensa-t-il. Tout un coup, un frisson lui parcourut l’échine : « Oh, et puis merde ! » s’exclama-t-il, et il se précipita hors de son bureau.
« Mildred ! Mildred ! cria-t-il à sa secrétaire qui entrait dans l’ascenseur. Ne faites rien ! Rentrez chez vous, je m’occupe de tout !
— Mais, monsieur Jarach…
— Allez, ça y est, Mildred, c’est fini pour aujourd’hui ! »
Alors il fit sortir la secrétaire de l’ascenseur et lança au liftier :
« Au deuxième, vite ! »
Dès que les portes de l’ascenseur se rouvrirent, Karl se précipita vers la salle des concerts :
« Où est Maria ? » demandait-il aux gens qu’il croisait.
Lorsqu’il la trouva, Maria avait déjà enfilé son manteau.
« Vous ne pouvez pas encore partir ! s’écria Karl, le souffle court. Écoutez-moi, on a très peu de temps. Vous vous rappelez comment s’appelait le technicien qui a enregistré l’essai de Christmas ?
— Leonard.
— OK, Leonard. Eh bien, trouvez-le-moi tout de suite ! Récupérez le disque en cire de l’enregistrement et rejoignez-moi… Cookies , c’est dans quel studio ?
— Dans le neuf.
— Au troisième ?
— Oui, au troisième.
— Bien, alors on se retrouve là, dit Karl en la saisissant par les épaules. Dépêchez-vous ! (Il regarda la montre en or que son père lui avait offerte). On a moins de cinq minutes. »
Dans la salle neuf, au troisième étage, le technicien du son et l’annonceur de la N.Y Broadcast attendaient la musique qu’ils devaient envoyer sur les ondes.
« Vous êtes prêts ? demanda Karl en entrant dans la salle.
— Oui, mais… commença le technicien.
— On en a pour un instant ! l’interrompit Karl, pointant un doigt vers lui pour le faire taire et puis se tournant, anxieux, vers la porte de la salle.
À cet instant même, Maria entrait en courant, disque en main.
« Le voilà ! s’exclama-t-elle.
— À toi de jouer, ordonna Karl en le donnant au technicien.
— Qu’est-ce que c’est ? » demanda l’annonceur en s’installant au micro.
Maria et Karl se regardèrent.
« Vous êtes sûr ? demanda Maria.
— Je n’ai jamais été aussi sûr ! affirma Karl avec un sourire radieux.
— Je suis prêt, fit le technicien dans le téléphone interne.
— Merci, Maria. Vous pouvez rentrer chez vous, dit Karl.
— Ah non, cette émission là, je ne la raterais pour rien au monde ! sourit Maria. Mais je vais l’écouter dans la réserve.
— Dites-lui bonjour de ma part ! » recommanda Karl.
Maria hocha la tête et quitta la salle en refermant la porte insonorisée.
« Quand vous voulez. Quinze secondes avant l’annonce, grésilla la voix du technicien.
— Qu’est-ce que je dois dire ? s’enquit l’annonceur.
— Après l’annonce, éteins toutes les lumières ! Toutes ! » commanda Karl au technicien.
Celui-ci fit un geste d’acquiescement, de l’autre côté de la vitre.
« Qu’est-ce que je dois dire ? répéta l’annonceur, une note d’anxiété dans la voix. — Dix secondes » fit le technicien.
Karl regarda l’annonceur. Puis le poussa sur le côté.
« Je m’en occupe ! » et il se tourna vers le preneur de son pour voir le signal du départ.
Celui-ci, une main en l’air, compta sur ses doigts. Cinq, quatre, trois, deux, un. Puis il baissa le bras.
« Ici la N.Y. Broadcast, votre radio, commença Karl, en posant sa voix. Ce soir, à cause d’un petit imprévu, Cookies ne pourra pas être diffusé… (Et là Karl serra les poings, espérant que personne ne changerait de station). Mais nous sommes fiers de vous présenter notre nouvelle et fantastique émission conçue par Christmas… (Karl s’interrompit : merde, il s’appelle Christmas comment ? se demanda-t-il avec des sueurs froides). Christmas… Christmas tout court, mesdames et messieurs, poursuivit-il. Et vous n’allez pas tarder à comprendre pourquoi je ne peux vous révéler son nom de famille. C’est un type peu recommandable. Et le programme s’intitule… (Karl s’arrêta à nouveau. Un titre. Il lui fallait un titre.) Diamond Dogs ! » annonça-t-il. Et là, il fit signe au technicien.
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