Ruth le regardait. La tasse de thé réchauffait ses mains. Et la chaleur émanant du regard de M. Bailey était plus forte encore. Soudain, Ruth sentit qu’elle n’avait plus peur et qu’elle était en sécurité. Comme elle l’avait été avec son grand-père. Comme elle l’avait été avec Christmas.
« Pour M meBailey, se libérer un moment de son piège et me demander de regarder tes photos, ça a dû être terriblement difficile, reprit M. Bailey. Et elle l’a fait à deux reprises. Elle a une force incroyable… n’ai-je pas raison ?
— Oui, répondit Ruth doucement.
— Eh bien alors, mettons-nous au travail ! »
M. Bailey fit le tour de la table, prit Ruth par la main et la fit sortir de son bureau. Les murs de l’agence étaient tapissés de photographies. M. Bailey, toujours en tenant Ruth par la main, s’arrêta devant la réception, là où travaillait sa secrétaire :
« M meOdette, à partir de demain, si vous trouvez la porte de la salle des archives fermée en arrivant, n’entrez pas et ne faites pas trop de bruit. Nous avons une invitée » lui expliqua-t-il.
Puis il parcourut le couloir jusqu’à une porte de bois clair, qu’il ouvrit.
« Vas-y, entre et aide-moi à débarrasser cette pièce ! » lança-t-il à Ruth. Il se mit à ramasser des dossiers pleins de photos, éparpillées partout par terre et sur les meubles, et les porta dans la pièce voisine, où il recréa le même désordre, à l’identique. « Tu peux dormir ici jusqu’à ce que tu trouves quelque chose de mieux. Moi j’habite dans l’appartement au-dessus, au cinquième. Si tu as besoin de quoi que ce soit, sonne chez moi ! En réalité, il y aurait de la place là aussi, mais… enfin bref, il ne me semble pas correct qu’un demi-veuf comme moi installe une jeune fille chez lui… n’ai-je pas raison ?
— Si, M. Bailey, sourit Ruth en rougissant.
— Appelle-moi Clarence ! dit le vieil homme. Dans cette armoire, il devrait y avoir des couvertures et des draps. Tu sais pourquoi il y a un lit dans cette pièce ? M meBailey disait que les artistes sont toujours fauchés et qu’un bon agent doit s’occuper d’eux, même s’ils ne lui font pas gagner un sou. (M. Bailey se mit à rire). Ce n’est pas un raisonnement très commode à suivre, mais il m’a plu ! » et il rit à nouveau, portant le dernier dossier de photos hors de la pièce et le jetant sur un canapé.
« N’ai-je pas raison ? » conclut-il en revenant dans la salle des archives.
Ruth hocha la tête.
On entendit une porte se refermer.
« C’est Odette qui s’en va sans dire au revoir. À part son prénom horrible, c’est son seul défaut, s’amusa M. Bailey. Ne va pas imaginer qu’elle a quelque chose contre toi, elle est toujours comme ça ! Elle est un peu sauvage. Mais c’est une excellente secrétaire et c’est quelqu’un sur qui on peut compter. »
Ruth hocha à nouveau la tête. Elle regarda par la fenêtre. Le soleil s’était couché.
« Tu as dîné ? lui demanda M. Bailey.
— Merci, mais je n’ai pas faim.
— Si je te disais que tu es trop maigre, M meBailey me gronderait, commenta l’agent, alors faisons comme si que je n’avais rien dit ! »
Il sourit et la regarda un instant en silence.
« Bon, moi je suis vieux, dit-il enfin, et d’ordinaire je me couche de bonne heure. Tu as peur de passer la nuit seule ici ?
— Heu, non…
— Alors dors bien ! (M. Bailey jeta un coup d’œil circulaire à la pièce, en secouant la tête). Ce n’est pas terrible, je sais… Mais avec le temps, on pourra rendre l’endroit plus accueillant…
— N’ai-je pas raison ? » compléta Ruth, riant comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps.
Le vieil agent rit de concert.
« Si tu veux, dimanche prochain, tu peux venir toi aussi voir M meBailey. Je suis sûr que ça lui fera plaisir, dit-il tandis qu’un nuage de mélancolie voilait à nouveau son regard. Même si elle ne te le dira jamais… (Il inspecta à nouveau la pièce). Ah, j’oubliais : les clefs ! Tiens, prends les miennes et enferme-toi de l’intérieur. Demain, nous ferons faire un double. »
Alors il tendit la main pour caresser les cheveux noirs de Ruth, avec la rudesse maladroite d’un grand-père.
« Bonne nuit, Ruth ! lança-t-il enfin.
— Bonne nuit… Clarence ! »
Ruth attendit d’entendre la porte de l’agence se refermer, puis elle ouvrit l’armoire où elle trouva draps et couvertures. Elle prépara le lit d’appoint sommaire installé dans un coin, près du mur, couvert de coussins qui lui donnaient des airs de divan. Puis elle posa la valise en crocodile vert sur le lit et ouvrit ses deux grosses serrures. Elle sortit la photo de son grand-père, qu’elle posa sur une étagère. Puis elle prit le cœur laqué de rouge que Christmas lui avait offert lors de leurs adieux, trois ans auparavant, et elle le serra fort. Puis elle glissa la valise sous le lit et se coucha toute habillée.
« Bonne nuit, Christmas ! » murmura-t-elle avant de fermer les yeux, comme si elle s’attendait à une réponse.
Au milieu de la nuit, elle se réveilla en sursaut, saisie d’angoisse. Elle se précipita sur la porte de l’agence, qu’elle ferma à clef. « Va-t’en ! murmura-t-elle. Va-t’en, Bill ! » répéta-t-elle d’une voix faible et désespérée. Puis elle alla se recoucher. Elle accrocha le cœur laqué à son cou. « J’ai peur, se dit-elle, j’ai peur de tout. » Elle ferma les yeux et essaya de se rendormir le plus rapidement possible. « Tu avais même peur de Christmas, espèce d’imbécile ! » se dit-elle à haute voix. Et alors, pour la première fois depuis bien longtemps, elle éprouva une espère de tendresse pour elle-même. Elle versa des larmes qui n’étaient pas de désespoir. Mais d’acceptation.
Ruth ne luttait plus contre elle-même.
Alors elle s’assit, déboutonna son corsage et défit les bandes qui lui compressaient la poitrine. Elle observa les marques rouges et les caressa doucement, avec amour. Elle laissa l’horrible pendentif rouge en forme de cœur lui effleurer la peau. Puis elle ramassa la gaze et la jeta dans la corbeille à papier. Elle revint près du lit, remit son corsage et, tandis qu’elle s’endormait en serrant le cœur de Christmas, elle s’étonna de découvrir que, sans la pression des bandes, elle recommençait à respirer librement.
« Tant que tu n’as pas assez de clients réguliers, tu peux arrondir les fins de mois en développant également les photos des autres, lui conseilla M. Bailey le lendemain matin dans son bureau. De toute façon, la chambre obscure est une excellente école. Cela aide beaucoup à comprendre comment on prend des photos, et surtout cela permet de toucher la magie de la photographie… Au fait… tu trouveras deux piles de livres dans ta chambre. La première, ce sont des manuels techniques. Je voudrais que tu les étudies. La deuxième, c’est une sélection d’œuvres des meilleurs photographes du monde. Examine attentivement leurs travaux. Ensuite, j’aimerais que tu dresses une liste écrite des photographes qui te plaisent et de ceux qui ne te plaisent pas. Et pour chacun de ces deux groupes, il faudra que tu indiques ceux chez qui tu ne te reconnais pas du tout et ceux chez qui, au contraire, tu retrouves quelque chose de toi. Ensuite, tu devras choisir quatre photos : celle que tu n’aurais jamais prise, celle que tu aurais voulu prendre, celle que tu ne seras jamais capable de prendre et celle qui te décrit le mieux. Enfin, ce sera à toi de prendre ces quatre photos. Tu n’auras certainement pas le même sujet, et le cadrage ne pourra peut-être pas être identique, mais essaie de les reproduire quand même, le plus fidèlement possible. Fais surtout attention aux ombres et aux lumières. Tous mes appareils sont à ta disposition. Choisis celui qui te semble le plus adapté à chaque cliché. »
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