La porte du décor s’ouvrit et le réalisateur apparut. Il avait un visage laid et très maigre, la peau grêlée et une expression désagréable. Mais elle voulait plus de vie. Alors elle s’efforça de sourire.
« Tu es prête ? lui demanda Arty Short.
— Qu’est-ce que je dois faire ? rit-elle, faisant mine de se sentir à l’aise, comme une actrice chevronnée. Il y a un scénario ? »
Arty l’observa en silence. Il lui toucha les cheveux en plissant les yeux. Plus il se tourna vers la porte ouverte :
« Je veux deux tresses ! » cria-t-il.
Une femme très ordinaire entra sur le plateau en traînant les pieds. Dans une main, elle tenait quatre rubans. Deux rouges et deux bleus.
« J’attache les tresses avec un ruban ? » demanda-t-elle.
Arty Short acquiesça.
« Rouge ou bleu ? interrogea-t-elle d’un ton machinal et indifférent.
— Rouge. »
La femme sortit un peigne de sa poche, se plaça derrière l’actrice et se mit à la coiffer sans ménagement.
Arty continua à examiner la fille tandis que la couturière lui faisait des tresses.
« Je veux que tu aies l’air ingénu, tu comprends ? » lança-t-il à la jeune femme.
Elle hocha la tête en souriant. Elle détestait les tresses. Toutes les filles de Corvallis en portaient. Et elle était sûre qu’avec des tresses, elle aurait l’air d’une montagnarde. Mais c’était l’audition de sa vie. Un premier rôle. Et elle était prête à faire beaucoup plus que ça pour le décrocher.
« Tu t’appelles comment, déjà ? demanda Arty.
— Bette Silk… (Elle hésita, puis eut un petit rire). Enfin, ça c’est mon nom d’artiste. En réalité, je m’appelle…
— OK, Bette, écoute-moi bien, interrompit Arty. Ce que j’attends de toi, c’est que… (Il eut un geste d’impatience). Mais il faut combien de temps, pour faire ces foutues tresses ? »
La coiffeuse noua le deuxième ruban et s’éclipsa.
« Excuse-moi, Bette, reprit Arty avec une voix moins dure, mais je ne veux aucun bordel sur le plateau quand je tourne. Tu vas bien ?
— Oui.
— Bon, je reprends. Tu es en fuite. Quand je crie “action”, tu entres par là, essoufflée et terrorisée. Tu fermes la porte avec ce verrou. (Arty lui indiqua un petit verrou, au milieu de la porte, qu’il poussa.)
— Et pas les deux autres ? demanda-t-elle en montrant deux verrous beaucoup plus robustes, en bas et en haut de la porte. Si je suis en fuite…
— Bette…, l’arrêta Arty Short, irrité. Bette, ne t’y mets pas toi aussi… Si je te dis que tu ne dois fermer que celui-là, tu ne fermes que celui-là.
— Oui oui, excusez-moi, c’est juste que…
— Si je te dis de te jeter par la fenêtre, tu le fais, Bette ! T’as compris ? » lança-t-il d’une voix dure.
Bette rougit et baissa les yeux :
« Oui, excusez-moi…
— Bien. Donc, tout ce que tu as à faire, c’est ça : tu fuis et tu cherches refuge dans ce lavoir.
— Et pourquoi je fuis ? »
Arty la fixa en silence avant de lâcher :
« Tu es prête ?
— Heu, oui… répondit Bette timidement.
— Très bien.
— J’ai des répliques à dire ?
— Ça te viendra naturellement, tu verras, sourit aimablement Arty. Lumières ! » cria-t-il en regardant vers le haut.
Les projecteurs pointés sur la scène s’allumèrent. Bette se sentit noyée dans la chaleur de l’éclairage. Et à cet instant, elle comprit qu’elle allait faire du cinéma. Pour de vrai. Dans un premier rôle.
« Viens ! » dit Arty, la prenant par une épaule et la guidant de l’autre côté du décor. Il tira le verrou et ouvrit la porte.
Bette regarda encore une fois la scène illuminée avant de rejoindre l’obscurité des coulisses. Elle sentit les battements de son cœur s’accélérer.
« Lui, c’est ton partenaire » expliqua Arty.
Elle lui fit face et découvrit un homme de vingt-cinq ans environ qui l’observait sans trahir la moindre émotion. Ce fut comme être frappée par un coup de vent glacial, et elle détourna aussitôt la tête vers le plateau et les lumières ruisselantes des projecteurs.
« Moteur ! » s’écria Arty.
Le cœur de Bette battit plus fort encore.
« Action ! » fit-il.
Mon rêve se réalise ! pensa Bette. Elle respira un grand coup et courut vers la scène. Sa précipitation était telle qu’elle tomba à terre. Elle se releva et se jeta sur la porte. Elle la referma derrière elle et tira le verrou.
Alors Arty Short se tourna vers Bill :
« Elle est tout à toi ! » lui dit-il.
Bill enfila alors un masque en cuir noir moulant muni de fentes pour les yeux, la bouche et le nez.
« Vas-y, Punisher ! » lança Arty.
Bill flanqua un coup d’épaule à la porte. Le verrou céda. La porte s’ouvrit en grand. Bill, immobile, regarda Bette un instant, avec ses longues tresses et ses formes généreuses. Il la vit reculer vers un mur, une expression de terreur feinte sur le visage. C’était une très mauvaise actrice. Il se tourna vers la porte qu’il referma. D’un coup de pied, il poussa le gros verrou du bas. Puis mit aussi le verrou du haut. Et alors il recommença à observer sa victime. Il avait dans les oreilles le ronflement des caméras. Il sourit sous son masque en cuir. Avec un geste théâtral, la fille avait porté une main à sa bouche, comme le faisaient les actrices du cinéma muet. Il s’approcha d’elle à pas lents. La fille murmurait, comme dans un miaulement : « Non… non… je vous en prie… allez-vous-en… non… » Bill l’attrapa par une tresse et la projeta au milieu de la scène. Quand elle se releva, son expression de peur était plus vraisemblable. Mais pas encore assez. Alors Bill lui envoya un poing dans l’estomac. La fille se plia en deux en gémissant. Et lorsque le Punisher lui releva le visage, le mettant bien en évidence pour la caméra, la douleur et la terreur étaient parfaitement réalistes. Alors Bill se mit à rire et lui arracha sa robe, sans cesser de la bourrer de coups de poing ; il écoutait ronfler les caméras et sentait son excitation croître.
« Stop ! » cria Arty Short au bout de dix minutes.
Dans le silence qui suivit, on entendit quelqu’un appuyer sur l’interrupteur du générateur. Les projecteurs s’éteignirent et commencèrent à refroidir en grésillant. Le hangar fut plongé dans le noir. Puis la lampe accrochée aux rails du plafond, au milieu du plateau, répandit à nouveau sa lumière crue. Et par terre dans le cercle aux contours flous — tandis que Bill ôtait son masque de cuir noir et quittait le plateau —, la fille resta immobile quelques instants, comme morte. Puis elle porta une main à son sexe pour le couvrir, avec un geste d’une lenteur anormale. De son autre bras, elle cacha sa poitrine dénudée. Elle fut secouée par un sanglot. Elle tourna la tête vers les caméras qui ne ronflaient plus et murmura : « Mon Dieu… »
Autour d’elle, dans le noir, tout le monde se taisait.
« Docteur Winchell ! » appela Arty Short.
Dans le pâle cercle de lumière, un homme d’une soixantaine d’années apparut. Ses rares cheveux blancs ne résistaient plus que sur les tempes, il avait de petites lunettes rondes en or et un costume gris, et portait une sacoche dans une main et deux couvertures dans l’autre. Il s’agenouilla près de la jeune femme, étendit une couverture sur elle et mit l’autre en boule sous sa tête, et enfin il ouvrit son sac. Il en sortit une seringue qu’il remplit d’un liquide clair et épais. La fille avait toujours la tête dirigée vers l’obscurité et les caméras éteintes. Lorsqu’elle sentit le médecin lui prendre délicatement le bras et le serrer avec un garrot hémostatique, elle se tourna pour le regarder.
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