Luca Fulvio - Le gang des rêves

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Une Italienne de quinze ans débarque avec son fils dans le New York des années vingt…
L’histoire commence, vertigineuse, tumultueuse. Elle s’achève quelques heures plus tard sans qu’on ait pu fermer le livre, la magie Di Fulvio.
Roman de l’enfance volée,
brûle d’une ardeur rédemptrice : chacun s’y bat pour conserver son intégrité et, dans la boue, le sang, la terreur et la pitié, toujours garder l’illusion de la pureté.
Dramaturge, le Romain Luca Di Fulvio est l’auteur de dix romans.
Deux d’entre eux ont déjà été adaptés au cinéma ; ce sera le destin du
, qui se lit comme un film et dont chaque page est une nouvelle séquence.
Traduit de l’italien par Elsa Damien

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— Oh, va te faire voir, Clarence ! s’exclama Brestler en se levant, avant de pointer un doigt sur les photos de son fils. Mais celles-là, je ne les paye pas ! Et arrange-toi pour m’envoyer tout de suite un photographe pour enfants, il faut clouer le bec de ma femme avant qu’elle ne demande le divorce.

— Celui de l’an dernier, ça irait ?

— Mais tu avais dit qu’il était mort !

— Ah bon ? sourit Clarence. J’ai dû confondre. »

Brestler se mit à rire et sortit du bureau en sifflotant.

Clarence prit les photos de la fête dans ses mains et les observa en silence.

« Entre, Ruth, fit-il ensuite. Qu’est-ce que tu fabriques encore, là dehors ? »

Ruth eut un frisson. Elle entra, le visage empourpré, honteuse d’avoir été découverte.

« Clarence, excusez-moi, je…

— À partir de ce jour, tu es la photographe des stars qui font la tête , l’interrompit l’agent en riant. Qu’est-ce que tu en dis ? Ça te fait plaisir ? »

46

Manhattan, 1927

« Je peux entrer ? » fit Christmas un matin de bonne heure, passant la tête dans le bureau de l’administrateur et propriétaire de l’immeuble du 320 Monroe Street, au premier étage.

« Viens, morveux ! » répondit Sal Tropea avec sa voix qui, avec l’âge, était devenue encore plus rauque et caverneuse. Assis à son bureau, il faisait ses comptes.

« J’ai dégoté deux billets pour Funny Face , à l’Alvin ! s’écria Christmas en les brandissant dans les airs.

— Et alors ?

— C’est une comédie musicale.

— Et alors ? répéta Sal.

— Invite maman ! » s’exclama Christmas en posant les billets sur le livre de comptes.

Sal l’examina :

« Où t’as trouvé ce costume ? »

Christmas sourit avec satisfaction, passant la main sur sa manche bleue en laine fine :

« Il est beau, hein ?

— Où tu l’as trouvé, je t’ai demandé ! Ta mère veut que tu mettes le marron.

— J’ai rien fait de mal, se rembrunit Christmas. C’est Santo qui me l’a offert.

— Qui ça ?

— Santo Filesi.

— Celui qui se marie ? demanda Sal.

— Oui.

— C’est ton ami ?

— Oui.

— Ce sont de braves gens, commenta Sal, s’approchant du livre de comptes et faisant glisser les billets de théâtre sur la table, sans les toucher. Ils payent tous les mois et toujours à temps. (Il soupira). Mais ce mariage m’inquiète. Les mariages, ça coûte les yeux de la tête. Bordel, qu’est-ce qu’ils ont, les gens, à se marier ?

— Ils sont pour ce soir, précisa Christmas en indiquant les billets.

— Je pense que, ce mois-ci, je ne leur demanderai pas de loyer, poursuivit Sal, toujours concentré sur son livre de comptes. De toute façon, ils n’arriveraient pas à payer. Au moins, comme ça, j’aurai pas à piquer une gueulante et j’éviterai de passer pour un crétin. (Il leva les yeux vers Christmas). C’est un beau cadeau de mariage, non ?

— Alors, tu l’emmènes ?

— Tu réponds jamais aux questions !

— Toi non plus, Sal, rétorqua Christmas. Tu l’emmènes au théâtre ?

— Tu as la tête encore plus dure que ta mère, râla Sal. Tu sais que ce petit gars, le docker…

— Soulève un quintal d’une seule main, oui, Sal. Tout le monde le sait, depuis des années, l’interrompit Christmas.

— Mais c’est un brave mec.

— Va te faire foutre, Sal, j’ai compris ! » fit Christmas, perdant patience et tendant le bras pour récupérer les billets.

Sal, de sa main d’étrangleur éternellement noire, l’attrapa par le poignet. Avec force.

« Mange du savon, morveux !

— Oh, ça va, Sal… Maintenant laisse-moi, faut qu’j’aille bosser.

— C’est quoi, ce spectacle ? demanda alors Sal, lâchant sa prise et s’appuyant contre le dossier de son fauteuil en bois avec des roulettes en fer.

Funny face .

— Jamais entendu parler.

— C’est nouveau. C’est une comédie musicale, avec…

— Et t’as dit qu’ils le donnent où ?

— L’Alvin Theater, cinquante-deuxième rue ouest, soupira Christmas. Tu connais pas, je sais. Même le théâtre est tout neuf, ils ont à peine fini de le…

— Et pourquoi il s’appelle l’Alvin ? demanda Sal.

— Mais merde, qu’est-c’que j’en sais, Sal ! » s’exclama Christmas exaspéré.

Sal rit, mit les mains derrière sa nuque et croisa les jambes :

« C’est M. Pincus qui l’a construit, un gros bonnet, mais dans cette affaire il y a aussi deux vieilles connaissances à moi, expliqua-t-il, un demi-sourire éclairant son visage laid. Les propriétaires, ce sont Alex Aarons et Vinton Freedley. Alex et Vinton. Al et Vin. Alvin. Les spectacles, j’en ai rien à foutre, par contre je sais tout sur le marché immobilier ! »

Sal découvrit ses dents dans un sourire plein de satisfaction :

« Qu’est-c’que tu dis d’ça, morveux, Monsieur-je-sais-tout ? et il rit, avec sa voix qui ressemblait à un rot.

— OK, tu as gagné ! rit Christmas à son tour.

— Revenons à cette comédie musicale…, fit Sal.

— C’est avec Fred et Adele Astaire. Fred Astaire, c’est…

— Oui oui, je sais, ta mère me casse les oreilles du matin au soir avec cette foutue chanson… C’est une pédale, ce Fred machin-chose ?

— Astaire. Qu’est-c’que ça peut faire, si c’est une pédale ou non ?

— C’est un danseur.

— C’est pas une pédale, soupira encore Christmas. Mais pourquoi c’est toujours aussi dur, de discuter avec toi ?

— Comment tu sais qu’c’est pas une pédale ? poursuivit Sal, sans se démonter ni changer d’expression. C’est un danseur, non ? Les danseurs, c’est tous des pédales. Qui voudrait faire des trucs de bonnes femmes, à part les pédales ?

— Je l’ai vu avec une fille que t’imagines même pas en rêve ! »

Sal le scruta.

« Ah bon ? Alors ce Fred machin-chose, ce s’rait pas une pédale ?

— Non, Sal ! Mais comment j’dois t’le dire ? »

Sal baissa les yeux sur son livre de comptes et commença à l’examiner. Puis, peu après, il releva la tête et fixa Christmas :

« Qu’est-c’que tu veux encore ?

— Tu emmènes maman au théâtre, ce soir ? demanda Christmas, qui n’avait nullement l’intention d’abdiquer.

— On verra.

— Dis donc, ça fait combien de temps que vous êtes pas sortis tous les deux ? »

Le regard de Sal se troubla. Et sa mémoire le renvoya à cette soirée au Madison Square Garden, alors qu’il sortait tout juste de prison.

« Ben quoi, tu joues au maquereau, maintenant ? ricana-t-il, puis il secoua la tête. Ça fait trop longtemps, bougonna-t-il finalement.

— Alors, tu vas l’emmener ?

— On verra.

— Sal !

— D’accord, d’accord, bordel de merde ! (Sal s’empara des billets et éclata de rire). Je t’ai filé une bonne petite suée, hein ? lança-t-il, content de lui.

— Et ne dis pas à maman que je te les ai donnés, précisa Christmas. Elle sera plus heureuse si elle croit que c’est toi qui les as achetés.

— C’est des bonnes places, au moins, ou bien tu vas m’faire passer pour un minable ?

— C’est à l’orchestre.

— À l’orchestre, à l’orchestre… À mon époque, je l’ai emmenée au premier rang !

— Salut, Sal ! Il faut que j’y aille…, et Christmas se dirigea vers la sortie.

— Attends, morveux ! »

Christmas se retourna, la main déjà sur la poignée de la porte.

« Qu’est-c’qui s’passe, avec cette histoire de radio ? » lui demanda Sal.

Christmas haussa les épaules, l’air déçu :

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