La salle plongea dans le noir.
« Hissez le torchon ! » résonna dans le studio. Silence. Et puis encore : « Hissez le torchon ! » L’écho du cri mourut.
Karl passa une main sur son front. Il était en nage. « Et puis merde ! » pensa-t-il en s’asseyant, heureux.
Et alors la voix de velours de Christmas retentit : « Bonsoir, New York… »
« Ruth, tu as de la visite ! lança M. Bailey, frappant à la porte de la chambre obscure sans l’ouvrir.
— J’arrive ! » répondit-elle gaiement.
Elle était contente des photographies qu’elle était en train de développer. Elles représentaient Marion Morrison, qui avait été une star de la célèbre Horde Grondante, l’équipe de football de l’Université de Californie du Sud. C’était un grand gaillard qui n’avait pas souri une seule fois durant toute la session de photos. Pas même pendant les pauses. Pour le moment, il était juste accessoiriste aux studios de la Fox, mais Clarence lui avait confié qu’il allait devenir une vedette. Il le tenait de Winfield Sheehan, le chef de la Fox. Mais peu importait à Ruth. Pour elle, la seule chose qui comptait, c’était que le jeune homme n’avait jamais souri. Elle l’avait fait poser dehors et non en studio. Clarence lui avait dit qu’il serait parfait dans les westerns, aussi Ruth l’avait-elle emmené dans un lieu aride, presque désertique, un jour où la pluie menaçait. Les photos étaient sombres et très contrastées. La silhouette imposante de Marion Morrison se détachait sur le paysage. Mains dans les poches, l’air insolent. Mais quelque chose d’autre émergeait aussi des photos de Ruth. Un profond sentiment de solitude. Comme s’il était le dernier homme resté sur terre.
« Viens, Ruth ! répéta M. Bailey.
— Oui oui, j’ai fini ! lança-t-elle en mettant sa dernière photo à sécher. Qui c’est ? demanda-t-elle gaiement.
— Viens ! » se contenta d’insister M. Bailey.
Ruth perçut la tension dans la voix de Clarence. Elle ouvrit la fenêtre de la chambre obscure et quitta la pièce.
« Tu es attendue dans mon bureau » précisa Clarence.
Ruth traversa le couloir et, avant d’entrer, hésita un instant. Elle posa la main sur la poignée en laiton brillant, la tourna et poussa un battant de la porte.
« Bonjour, ma chérie ! dit M. Isaacson, debout devant le bureau.
— Bonjour, papa ! fit doucement Ruth, immobile sur le pas de la porte.
— Cela fait longtemps que tu n’es pas venue nous voir » commenta son père.
Ruth entra dans la pièce et referma la porte derrière elle.
« C’est vrai » dit-elle. Elle ne savait que faire. Elle se demandait si elle devait embrasser son père ou bien rester là immobile, comme une étrangère.
« Et maman, comment va-t-elle ? lança-t-elle pour rompre le silence.
— Elle est dans la voiture, répondit M. Isaacson, tournant la tête vers la vaste fenêtre du bureau de Clarence, qui donnait directement sur Venice Boulevard. Elle n’a pas eu la force de monter… elle n’est pas très bien, dernièrement…
— Elle boit beaucoup ? » coupa Ruth avec brusquerie.
M. Isaacson baissa les yeux, sans répondre.
« Nous partons, lâcha-t-il.
— Vous partez ? s’étonna Ruth. Vous rentrez à New York ? »
Son père secoua la tête, mélancolique :
« Non. Ta mère ne le supporterait pas…, répondit-il sans lever les yeux. Nous allons à Oakland. J’ai vendu la villa de Holmby Hills pour un prix ridicule et j’ai accepté une offre à Oakland, où ils viennent d’ouvrir un cinéma… bref, ils ont besoin d’un gérant et moi… Tu sais, ces films uniquement pour les adultes ? Ta mère avait raison, comme d’habitude : ce n’était pas un monde pour nous. Ce sont des gens trop grossiers, trop vulgaires. J’avais l’impression de mourir, et puis… ben, ça ne rapportait pas tant que ça. À Oakland, on a pris un appartement près du cinéma et… tant que ça dure, on restera là. »
Ruth fit un pas en direction de son père. Très crispée. Pourtant elle fit un autre pas, puis un autre encore. Et une fois près de lui, elle passa les bras autour de son cou :
« Papa, murmura-t-elle, je suis désolée ! »
Au contact de sa fille, M. Isaacson eut soudain l’air complètement défait. Ses yeux s’embuèrent de larmes. Il mit une main à sa poche et prit un mouchoir qu’il porta à son nez. À cet instant, Ruth réalisa combien cet homme était faible. Mais elle ne le détesta pas. Parce que c’était son père, après tout. Et ce n’était pas sa faute, s’il n’était pas le père qu’une fille aurait voulu. Elle l’attira contre elle et le prit à nouveau dans ses bras. Avec force. En lui pardonnant tout ce qu’il n’avait jamais réussi à être.
« Je suis photographe, lui dit-elle, l’étreignant plus comme un petit garçon que comme un père. Et c’est entièrement grâce à toi. Merci, papa. Merci. »
M. Isaacson éclata en sanglots. Une série de petites secousses. Mais lorsqu’il leva les yeux vers sa fille, il y avait quelque chose de joyeux dans son regard :
« Bravo, ma fille ! fit-il, riant et pleurant en même temps. Tu es comme mon père. Tu es comme grand-père Saul. (Il prit le visage de Ruth entre ses mains). Tu es forte, Ruth, et moi je remercie le Ciel tous les jours parce que tu ne me ressembles pas. Porter ce fardeau supplémentaire sur mes épaules aurait été terrifiant.
— Ne dis pas ça, papa ! implora Ruth en l’embrassant. Ne dis pas ça…
— Si tu passes par Oakland, viens nous voir. West Coast Oakland Theater, Telegraph Avenue » continua M. Isaacson en se dégageant de son étreinte.
Il mit la main à la poche intérieure de sa veste élégante et en sortit une enveloppe :
« Voici cinq mille dollars. Je ne peux rien te donner de plus, ma chérie, dit-il en les lui tendant.
— Je n’en ai pas besoin, papa. J’ai un bon travail…
— Prends-les, Ruth. Je t’en prie. Ton grand-père disait que nous ne savons exprimer nos sentiments qu’avec de l’argent, insista son père. Je t’en prie. »
Ruth tendit la main et prit l’enveloppe.
« Mais c’est moi qui t’ai offert ton Leica, hein ! fit M. Isaacson.
— Et c’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait, affirma Ruth.
— Il y a encore autre chose…, ajouta son père d’une voix hésitante. (Il déglutit avec difficulté et baissa à nouveau les yeux). Je n’étais pas au courant… (Il regarda Ruth et esquissa un sourire amer). Mais je n’aurais peut-être rien fait, de toute façon… (Il toucha son alliance, la faisant tourner nerveusement autour de l’annulaire, sans se décider à poursuivre). Je ne sais pas si je fais bien de te le dire… ne la déteste pas, Ruth ! Ne la déteste pas. Elle a toujours cru qu’elle le faisait pour ton bien…
— Mais quoi, papa ? Qui ?
— Ta mère, Ruth, lâcha M. Isaacson. Moi je ne le savais pas, mais ces derniers temps, depuis que tu es partie, elle… elle parle beaucoup, tu sais… l’alcool… et…
— Papa ! le pressa Ruth.
— Ce garçon qui t’a sauvée…
— Christmas ?
— Ce garçon t’a écrit… de nombreuses lettres. Au Berverly Hills et puis à Holmby Hills, et ta mère… ta mère ne te les as jamais remises. Quant aux lettres que toi, tu lui as écrites… elle les a toutes déchirées. »
Ruth demeura silencieuse. Le souffle coupé. Comme si elle avait reçu un coup de poing à l’estomac.
« Ne la déteste pas, Ruth… elle croyait qu’elle le faisait pour ton bien…
— Oui… » murmura Ruth.
Puis elle tourna le dos à son père, se dirigea vers la fenêtre et regarda dans la rue. Elle repéra une voiture marron garée le long du trottoir d’en face. Et eut l’impression d’apercevoir à l’intérieur de l’auto un éclat métallique derrière le pare-brise, au niveau du siège avant, près de la place du conducteur. L’éclat d’une flasque en métal.
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