Menelas éclata de rire :
« Mais c’est une déclaration d’amour !
— Exactement. Comme Nancy ne m’en fait plus depuis longtemps, il faut bien que je m’aime un peu…
— Hypocrite !…
— Quand j’étais gosse, continua le comédien, j’avais lu une histoire fantastique. Un petit garçon auquel une fée a donné un pouvoir : tout ce qu’il dessine devient réalité, vous vous rendez compte ?…
— Qu’est-ce qui vous manque ?… demanda paresseusement Satrapoulos.
— Là, tout de suite ?… Ma foi… Presque rien… Ah ! si… un piano !… Je dessinerais un piano, notre amie nous jouerait ce qu’elle aime et j’écouterais jusqu’à la fin du monde.
— Olympia qu’en pensez-vous ?… dit le Grec. Voulez-vous que je fasse apporter le piano ?
— Ah ! non, rétorqua Pickman… C’est de la triche ! »
La Menelas se mit à rire — elle n’arrêtait pas de rire depuis qu’elle était sur le Pégase. Mimi lui glissa un regard soupçonneux : on lui avait changé sa panthère… En maillot, il était encore plus pitoyable qu’habillé. Une petite chose maigre et blanche, vulnérable, fragile, sans défense, ridicule dans un maillot trop grand à bandes jaunes et noires, qui lui tombait presque sur les genoux et s’accrochait plus haut que le nombril, pratiquement sous les épaules.
« Attendez… dit Stany… ne bougez pas… »
À grands coups de rouge à lèvres, il esquissa sur le dos du Grec l’ébauche grossière d’un clavier…
« On ne sait jamais… Un miracle… »
Il prit un air très solennel en s’adressant à la Menelas :
« Madame, votre Beechstein va être avancé. Qu’allez-vous nous faire l’honneur de nous interpréter ? »
Le Grec, toujours sur le ventre, rigolait :
« Merde, ça chatouille !… »
La Menelas entra dans le jeu :
« Que diriez-vous de la Valse en do dièse majeur opus 64, numéro 2 ?… »
Instinctivement, Lena se cabra, aux aguets, flairant quelque chose…
« Cher Maître, nous vous écoutons… », dit l’acteur.
La Menelas se mit à genoux devant le corps de Socrate. Elle éleva les mains très haut, fit jouer ses doigts et attaqua la mélodie imaginaire. Au contact de ses ongles qui couraient sur sa peau, le Grec eut l’impression que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il garda une immobilité de pierre, mal à l’aise, bouleversé, aux anges.
La Menelas accompagnait sa mimique en murmurant la mélodie. Lena s’était assise et la regardait d’un œil froid. Mimi enrageait. Nancy se tenait les côtes, Stany jouait les mélomanes éclairés, Nut arborait une expression mi-figue, mi-raisin. Parfois, en montant ses gammes, la Menelas laissait traîner ses doigts en une longue caresse brûlante dont Socrate était sûr qu’elle s’inscrivait en rouge sur sa peau. Troublée elle aussi, comprenant soudainement que le jeu cessait d’en être un, elle plaqua deux derniers accords et fit semblant d’être en colère :
« Il est faux !
— Bravo !… cria Nancy…
— Merveilleux ! », ajouta Pickman.
Le Grec n’entendait rien. Il se sentait rougir jusqu’aux oreilles. Il lui arrivait quelque chose qui le rendait fier et, en même temps, le gênait horriblement, le mettait dans une situation épouvantable… Il aurait juré que tous les autres s’en apercevaient… Une solution, une seule… L’eau fraîche… Il calcula son coup pour qu’on le voie debout le moins longtemps possible.
D’un bond, il se redressa, sprinta sur les quelques mètres de sable qui le séparaient de la mer et s’y jeta en avant, de tout son long, dans une gerbe d’éclaboussures. Nut ne fut pas dupe de ce qui venait de se passer. Elle observa Lena… Savait-elle ?… Et la Menelas ? Comprenait-elle l’hommage involontaire que Socrate venait de rendre à la caresse de ses doigts ?
En entrant dans le port d’Ibizza, dès que le Pégase eut contourné le môle, Socrate eut une sale surprise : l’appontement qu’il louait à l’année était déjà occupé par un bateau immense, un fabuleux voilier noir d’une beauté à couper le souffle…
« Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? »
Il était mortifié qu’un navire aussi parfait puisse avoir été construit pour un autre que lui. Mezza voce, Lena lui lança entre les dents :
« J’aimerais bien posséder le même… »
Le Grec haussa les épaules, profondément vexé. Non seulement il trouvait sa place prise — la seule assez grande pour abriter le Pégase — mais encore par un bateau dont il n’avait pas imaginé qu’il pût en exister un d’aussi magnifique, fin, élancé, ses trois mâts pointant vers le ciel à des hauteurs stupéfiantes. Il ne put s’empêcher de penser que, à côté de cette merveille, son propre yacht, pourtant admiré dans le monde entier, faisait étriqué, lourdaud, ridicule. Il ricana :
« C’est pas mal pour un bassin, mais alors, en mer !… Les mâts sont bien trop hauts. Avec un tel tirant, ils doivent se coucher dès qu’on hisse les voiles ! »
Aucun de ses invités béats d’admiration ne prit la peine de lui répondre, ce qui le rendit plus furieux encore. Il ressentait comme une injure la beauté des êtres ou des choses qui ne lui appartenaient pas : il était déjà grave qu’on se fût permis de lui prendre son emplacement, mais que ce yacht fût plus luxueux que le sien était insupportable. Comment n’en avait-il jamais entendu parler ?
« Kirillis !
— Oui, commandant…
— Jetez l’ancre où nous sommes. Prenez le canot, allez à la capitainerie du port et demandez des explications.
— Bien, commandant. »
On mit le hors-bord à la mer…
« Harry, voulez-vous prendre un verre ? »
Lord Eaglebond aurait bien dit oui, mais il en avait déjà un en main. Les invités refluèrent sur le pont arrière où des cocktails leur furent servis.
« Si vous voulez, ce soir, nous dînerons à terre, dit le Grec… Je connais un petit restaurant de pêcheurs où l’on sert des calamars farcis !… Vous aimez ça, Nancy, les calamars ?… »
Il s’en fichait comme de l’an quarante, qu’elle aime ou non les calamars farcis. Ce qu’il voulait savoir, c’était le nom de l’enfant de salaud qui s’était permis de lui faucher sa place. Et qui le faisait passer aux yeux de ses amis pour un paysan.
« Ça alors !… Ça alors !… », criait cette imbécile de Lena.
À sa suite, tous les passagers vinrent s’accouder au bastingage. Le Grec résista deux secondes, pas plus, et fit comme eux. Ce qu’il vit lui donna un choc aussi violent que s’il avait reçu en plein estomac une ruade de mulet…
Dans son propre canot, écrasant Kirillis de sa taille, Kallenberg, en tenue de capitaine au long cours, hilare, faisant de grands gestes des deux bras, comme si la mer lui avait appartenu. Il hurlait de plaisir :
« Alors, marins d’eau douce !…
— Herman !… Herman !… », s’extasiait Lena la gourde.
Barbe-Bleue escalada l’échelle de coupée, à l’abordage, mit le pied sur le pont en vainqueur et clama à la cantonade :
« Sur le Vagrant on vous a reconnus tout de suite ! Comment allez-vous ? Ça, c’est extraordinaire !… Comment ça va ?… »
Il serrait des mains, envoyait une grande claque dans le dos de S.S., embrassait Lena :
« C’est ta sœur qui va être contente ! »
Il se multipliait tellement que le Grec aurait juré avoir affaire à une douzaine de Kallenberg… Un cauchemar, une nausée…
« Et toi, sacré pirate !… Tu n’as pas encore coulé sur ce rafiot ?… Ah !… Ah !… »
Socrate avait envie de le tuer. Pourtant, c’est avec un grand rire jovial qu’il lui rendit sa claque sur les épaules mettant dans son coup toutes ses forces, tout son poids :
Читать дальше