« Qui veut se baigner ?… lança S.S.
— Moi ! répondit Lord Eaglebond… Si mon valet de chambre veut bien me faire couler un bain. »
Il était cinq heures de l’après-midi, l’heure sacrée de la sieste, entre les digestifs du déjeuner qui se prolongeait toujours très tard et les premiers, apéritifs d’avant-dîner, que les serveurs commençaient à verser dès dix-huit heures. Quand il ne dormait pas, le vieil homme comblait ce temps mort avec du scotch échappé à la vigilance fouineuse de Lady Eaglebond grâce à la complicité de son majordome.
On allait servir le dessert. Onze heures du soir, l’heure molle. Tous les feux du Pégase étaient éteints, sauf quelques projecteurs braqués sur la mer qu’ils illuminaient en une féerie transparente. La grande table ronde recouverte d’une nappe brodée immaculée était éclairée par des candélabres en vermeil donnant aux visages cette lueur douce qui les rajeunit et en gomme les rides, ne laissant en valeur que l’éclat du regard. Parsemant la table, posées çà et là entre les couverts en or, des orchidées et des boutons de roses rouges grimpant en cascades légères le long du piédestal des chandeliers.
Jusqu’à présent, tout avait été parfait. À l’instant où Céyx s’était avancé pour lancer cérémonieusement le rituel « Monsieur le Commandant est servi », un orchestre de tziganes était apparu, rythmant les conversations en sourdine.
On avait beaucoup bu depuis dix-sept heures. Les barmen avaient la consigne de ne jamais laisser un verre vide, champagne et whisky pour l’apéritif, vodka polonaise avec l’entrée — du caviar blanc — bordeaux de la grande année pour les homards grillés, les langoustes et le turbot, champagne à nouveau, servi à flots par des maîtres d’hôtel en livrée blanche.
Avant le dîner, le Grec avait mis aux voix la délicate question suivante : habit de soirée ou pas ?… Chœur des vierges : « Nous sommes en vacances. Pas question de faire des chichis. » Là-dessus, toutes les femmes s’étaient précipitées dans leur cabine pour en sortir ce qu’elles avaient de plus élégant dans le style pantalons du soir de chez Dior ou Givenchy, petites choses simples dont le prix, chemisier compris, allait facilement chercher aux alentours du million. L’essentiel pour chacune était de donner une apparence décontractée à des tenues suprêmement raffinées dans leur matière, supérieurement travaillées dans leur coupe. Même travail pour les bijoux. Il convenait d’en étaler le moins possible pour mieux faire ressortir la valeur de l’unique babiole choisie.
À ce petit jeu, Lena avait tous les atouts en main. Depuis des années, Socrate la couvrait de joyaux uniques qui la laissaient sans rivale, mises à part Irène, sa propre belle-sœur, et la redoutable maharani de Baroda dont les surprises étaient agaçantes en ce domaine. Cependant, malgré la pierre de cinquante carats qu’elle portait en sautoir autour du cou, Lena devait convenir que la rivière de diamants de la Menelas était impressionnante, ainsi d’ailleurs que les boucles d’oreilles en turquoise de Nut — presque à la limite du bon goût, pensa-t-elle, comme tout ce qui provenait de feu Gustave Bambilt. À côté de ces splendeurs, la ceinture en or massif de Nancy Pickman ne faisait pas le poids. Quant à la misérable petite broche de bazar de Lady Eaglebond, elle avait tout pour serrer le cœur d’une personne vraiment très riche. Et cette impossible robe mal coupée en serge grise…
« Que diriez-vous d’oranges et de citrons givrés ? interrogea le Grec. Mon chef les réussit à merveille. »
Va pour les citrons givrés !… Avec ce qu’ils avaient bu, ils auraient accepté sans broncher un plat de saucisses aux lentilles. Depuis plusieurs minutes, S.S. affichait une joie enfantine. En dehors de Lena, dont il se serait aisément passé, il avait autour de lui tout ce qu’il aimait, la mer, le luxe, son yacht, des hommes importants, de jolies femmes. On venait de servir le dessert. Il guettait avec intensité le visage de ses invités.
La première, Nancy Pickman poussa un cri. Tous les regards se posèrent sur elle. Le Grec se composa une expression de faux jeton étonné. Nancy, qui venait de décalotter son citron, en extrayait une bague en brillants superbes. Elle la tenait entre ses doigts, ahurie, osant à peine la faire pivoter, interrogeant des yeux ses voisins aussi stupéfaits qu’elle-même. Lady Eaglebond eut à son tour le réflexe qui s’imposait. Elle ouvrit son citron, glissa les doigts à l’intérieur du fruit, imitée simultanément par la Menelas, Lindy Nut et Lena. Avec des cris de ravissement, elles ramenèrent dans leur main d’autres bijoux, un bracelet en topaze pour la souris Eaglebond qui devint soudain toute rose, des boucles d’oreilles garnies de diamants pour Lena, un pendentif de perles en forme de poire pour Nut, une broche en rubis pour la Menelas.
Lord Eaglebond applaudit. Mimi ne voulut pas être en reste et frappa de toutes ses forces dans ses petites mains, bien qu’il fût intérieurement contrarié qu’un autre que lui offrît un joyau à sa panthère. Stany Pickman hocha la tête de cet air blasé et bourré de charme qui lui avait valu la consécration internationale. Les tziganes, bouleversés, attaquèrent une csardas. Lady Eaglebond eut un élan surprenant : elle se jeta au cou du Grec et l’embrassa. Nut eut envie de faire la même chose, mais au moment où elle allait se lever, elle sentit le regard de Lena la foudroyer, et s’abstint.
« Je propose qu’on porte un toast à nos hôtes ! », clama le poupon Eaglebond qui leva son verre.
Un peu ivre, il ajouta, se tournant vers Lena :
« Heureux ceux qui peuvent parer la beauté de leurs femmes ! »
Des remerciements fusèrent de tous côtés. Radieux, le Grec garda une contenance modeste et se redressa légèrement pour remercier à son tour. On but. Galamment, Lord Eaglebond s’adressa à la Menelas :
« Qu’il me soit permis d’exprimer un regret. Madame, je vous ai entendu jouer à Londres, il y a huit ans. Je n’oublierai jamais. »
Pudiquement, la « panthère » baissa les yeux.
« Je regrette donc, pour clore cette soirée parfaite, de ne pas avoir le bonheur de vous entendre encore une fois. »
La Menelas, tout le monde le savait, ne se produisait jamais que devant des salles combles, après avoir empoché un cachet fabuleux. On eut la surprise de l’entendre dire :
« J’aurais aimé jouer pour vous. Malheureusement, je n’ai pas mon piano. »
Propos qui n’engageaient à rien puisqu’on ne pouvait pas la prendre au mot.
« Allons donc ! dit Nut d’une voix gentiment railleuse. Aurais-tu vraiment accepté ?
— Certainement, répondit-elle. Avec plaisir. »
Mimi en resta comme deux ronds de flan. Il savait, lui, le mal qu’il se donnait pour lui arracher quelques notes ou la contraindre à respecter ses contrats. Pourtant, elle semblait sincère.
« Je n’aurais jamais osé vous demander une telle faveur… », dit le Grec.
Lena le dévisagea d’un air pincé : pourquoi faisait-il des ronds de jambe devant cette femme ? Si elle avait pu savoir ! Il détestait la musique classique. Pire, il n’y entendait rien. Un sens qui lui manquait…
« Je n’ai pas de piano…, s’excusa le Menelas en lui faisant un sourire en biais qui exaspéra simultanément Lena et Mimi.
— Mais si, vous avez un piano… Céyx ! »
Le maître d’hôtel accourut. S.S. lui glissa quelques mots à l’oreille. Dans un premier temps, les tziganes mirent une sourdine à leurs csardas. Là-bas, dans un coin resté dans l’ombre, des hommes s’affairèrent. D’autres apportèrent des flambeaux. La Menelas renifla l’air, méfiante. Plus personne ne disait mot. On entendait un bruit soyeux de nylon qu’on froisse, le raclement d’un objet lourd sur l’acajou du pont. Des candélabres s’allumèrent et apparut un énorme piano à queue, luisant, massif, sombre. Une bête.
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