PIERRE MARTINET
Cellule Delta
À mon ami Pierre,
mort sous mes yeux à Benghazi…
À Twiggy…
À Gregory…
Ce récit est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des situations réelles ou des personnes existantes ou ayant existées ne saurait être que fortuite.
Vous vous souvenez sûrement.
Je suis celui qui a raconté comment, entraîné parmi l’élite de l’armée, un agent avait été amené à surveiller des islamistes soupçonnés de complots terroristes.
Mon récit racontait une vie d’agent et les difficultés à la quitter sans se salir.
Je ne pouvais pas tout dire et pourtant, ça semblait déjà trop : c’est le prix de la vérité et de ses secrets, et depuis, je ne suis pas satisfait, pas entièrement.
Car trop de secrets, qu’il m’avait fallu oublier, mais que je dois garder, percent en moi.
Sublimer, transformer dans la fiction ce qui me torturait, dépasser par l’imagination la violence passée, m’a semblé la seule voie possible.
En inventant ce récit, j’ai pu éteindre les dernières braises de mes souvenirs.
Visé
Février 2011, Beyrouth, Liban
Ce n’est pas encore le moment. Un parasol et une espèce de gorille se sont mis entre lui et sa cible. Sur la terrasse d’un immeuble à moitié déchiqueté dont l’équilibre tient du miracle, à l’abri des regards indiscrets, croit-elle, la cible déjeune. Elle est grasse et suintante comme du houmous sur une toile cirée. Depuis trente minutes, un cortège de plats défile dans la lunette du fusil de Vincent.
En ce mois de février, le soleil tape droit et dur. Il fait vingt-six degrés dans l’air et un peu plus sur le béton où il est allongé. Son ventre et ses cuisses cuisent. Aujourd’hui, il est forcé d’opérer en plein jour sur un toit pas ombragé. Sa casquette ne sert pas à grand-chose à part lui donner chaud. L’après-midi, le pire moment ici… Mais c’est comme ça, question d’opportunité, sans doute.
Le jour et l’heure, la plupart du temps, on ne choisit pas. Le gros qui va mourir non plus. S’il avait le choix, il profiterait certainement une dernière fois de la poupée blond cendré, de type ukrainien, en lunettes Dior et sac Vuiton, qui attrape des feuilletés au fromage du bout de ses griffes rouges.
Vincent, lui, n’a pas faim, surtout pas de mezze étouffe-chrétien. Il a soif mais oublie de boire dans sa pipette d’eau reliée à son sac à dos, concentré sur l’immeuble d’en face et les silhouettes à surveiller. Il pense à sécher ses mains régulièrement, pour empêcher qu’une goutte de sueur ne laisse le doigt glisser sur son fusil, un joli HK 417 de calibre 7,62 mm. L’arme fétiche des tireurs d’élite.
On l’avait informé que la personne à neutraliser était un gourmand, un jouisseur, amateur de bonne chère, de montres et de femmes, platines les deux. Le genre de cible qu’on abat dans son lit ou à table, à l’ancienne ; à l’indochinoise ou à l’italienne. Pour cette dernière, il manque un pistolet-mitrailleur et l’arrivée tonitruante. À cette distance, six cents mètres, et à cette hauteur, mieux vaut revoir la méthode italienne et traiter la cible de loin. Il voit les détails répugnants de cette dernière dans sa lunette de visée mais ne les juge pas et ne les intègre que s’ils sont à prendre en considération dans l’accomplissement de sa mission, uniquement dans la mesure où l’action du porc en face peut l’amener à changer brutalement de position.
Vincent attend son heure, ou plutôt sa seconde. Et, d’expérience, elle vient toujours. Il est calme, désespérément. Revenir à Beyrouth produit toujours sur lui le même effet : l’absence d’effets. Un genre de calme accru, glacé. Il a des souvenirs ici, et d’autres ne les partagent plus. C’est là, peut-être, qu’il a fini, en 1983, d’être humain. C’est pour ça qu’il est capable de voir un mec bouffer des trucs qu’il ne lui laissera pas le temps de digérer. Un dernier repas, un dernier cigare dont le vent porte les volutes jusqu’à son nez.
La cible était une huile, un compte en banque bien fourni qui alimentait des terros, elle est maintenant un homme à abattre, parce que, même de loin, le Libanais, trop gras, trop opulent, déplaît au tireur venu le shooter. Vincent aime la simplicité, pas les narcos baroques. Même s’il n’a pas besoin de le détester pour l’abattre, il n’éprouve rien. Il pense et il agit. Ça suffit, en tout cas pour faire ce qu’il a à faire et rester en vie.
Par ailleurs, il a appris par un brief que sa cible était haïssable : elle finance des types très mal intentionnés, qui détournent leur religion pour tuer et terroriser. Ce Libanais-là engraisse les poseurs de bombes, les kidnappeurs d’AQMI, ses ennemis prioritaires. Il ne risque pas de s’attendrir quand il le verra refroidi, il n’accorde pas sa pitié à ceux qui ne la méritent pas, aux racailles qui n’hésitent pas à s’en prendre aux civils, à faire sauter des rames de métro, des magasins, des avions…
Du mouvement en face. La pulpeuse se lève d’abord, son jules la suit mollement, le dos du molosse dans son costume serré en écran. D’un coup, la fenêtre de tir s’est comme réduite dans le temps. Vincent pourra encore conclure en bas, mais il n’aura que quelques secondes. Il vérifie, peu de passants, l’heure de la sieste. Dans environ quatre étages, six minutes, ils sortiront de l’immeuble. Une BMW noire aux vitres teintées attend à quelques mètres pour les récupérer.
Sur le trottoir, comme un chien, comme un caïd de quartier. Deux balles. Tête et cœur. Aucun bruit, des couleurs par terre, la chemise blanche trouée de rouge qui se répand en croissant autour du gros cadavre flasque, la béance dans le crâne qui fait des bulles. Le garde du corps regarde à droite, à gauche, la fille s’est jetée sur la chaussée contre la voiture, les autres, ceux qui sont là par hasard, n’ont rien entendu et rien compris, ils ont vu un bonhomme s’écrouler dans une flaque de sang.
Une seule balle a suffi, la tête a volé en éclats. Il se relève doucement en s’agenouillant d’abord et replie le bipied de son HK. Dans cette pause mystique, il contemple, l’espace de quelques secondes, son œuvre de tueur. Il abandonne son HK déposé là en fin de matinée par quelque honorable correspondant, résidant à Beyrouth depuis longtemps. Il sourit en pensant que cette arme aura fait le tour du globe avant d’arriver sur cette terrasse et y mourir. Elle peut rester là car elle est intraçable. Elle est passée par trop de mains différentes pour mouiller un service officiel.
Une fois dans la rue, il ne regarde même pas de l’autre côté mais hèle un taxi. Malgré son un mètre quatre-vingt, il passe inaperçu en ressemblant à tout le monde et à personne, avec une casquette, un tee-shirt, une démarche souple et rapide, des lunettes de soleil qui cachent des yeux trop clairs, trop bleus pour la région.
Vincent arrive dans un hôtel du centre, à cinq kilomètres du lieu de l’action, récupère une clé à la réception et grimpe les escaliers sans précipitation. Derrière la porte, assise sur le lit, une jeune femme brune, habillée à l’occidentale. Il ne la connaît pas, comme prévu. Il ne s’attendait pas même à une femme.
Elle se lève quand il entre et se dirige vers la salle de bains. Vincent pose son sac à dos et la suit, machinalement. « Enlève ta chemise », dit-elle avec un léger accent arabe. Habitué à obéir aux ordres, il s’exécute. Elle le fait s’asseoir et se met derrière lui. Elle commence à opérer une transformation digne des maquilleurs professionnels du cinéma. Elle lui comprime la tête avec un bonnet en latex couleur chair dans lequel elle fait disparaître ses cheveux. Puis, elle dépose sur des points de colle une perruque aux cheveux poivre et sel. Suit une moustache de la même couleur et des lentilles marron. Une paire de lunettes de vue, Vincent est un autre homme.
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