« M. et Mme Menelas ne se sont pas encore présentés à l’embarquement. »
On avait eu beau lui expliquer que, dans un couple, c’est la femme qui prend le nom de son mari, rien n’y avait fait. Par son lapsus, il ne faisait que confirmer l’opinion générale : quand un homme épousait la Menelas, il devenait automatiquement Menelas lui-même, c’était l’évidence.
À Palma, où le Pégase était aux ordres depuis une quinzaine de jours, le capitaine Kirillis n’osait même plus rendre compte au patron qui le harcelait. Il n’ignorait pas que le Grec avait de bonnes raisons d’être nerveux. Il y avait à bord un mélange hautement explosif. Cette veuve américaine d’abord, arrivée depuis trois jours — tout l’équipage savait qu’elle avait été la maîtresse de S.S. Pour tout arranger, Mme Lena avait débarqué le matin même. Entre les deux femmes, la rencontre avait été plutôt glaciale. Par miracle, pressentant peut-être les salades qui allaient immanquablement advenir, la Deemount avait eu le bon goût de retirer son épingle du jeu. Malgré les protestations du Grec — assez molles, il faut bien le dire — elle avait prétexté un rendez-vous urgent à Nassau et libéré sa cabine. Une de moins…
L’après-midi, la première scène avait éclaté entre Mme Lena et le patron. Conformément à l’usage, Kirillis fermait les yeux sur l’indiscrétion de ses hommes se relayant derrière la porte de l’appartement pour écouter, en faisant de grands gestes à l’intention des marins qui ne pouvaient pas entendre les superbes répliques qui s’y lançaient. Sur le Pégase, les moindres faits et gestes des passagers étaient guettés, surpris, répétés, commentés. De la femme de chambre à l’aide-marmiton, chacun savait exactement la façon dont évoluaient et se dénouaient les situations les plus tendues.
Le patron, on le trouvait logique avec lui-même. Pas méchant bougre, un peu radin avec le personnel, comme tous les riches, cavaleur de première toujours prêt à inviter des masses de filles en l’absence de sa femme. Un jour, Mme Lena, arrivée à bord impromptu, avait chassé trois créatures de rêve en les tirant par les cheveux sans que le Grec et ses amis aient songé à émettre une quelconque protestation. Mais son comportement déroutait l’équipage et provoquait, à l’heure où l’on pelait des patates, où l’on briquait le pont, où l’on faisait la sieste, des conversations passionnées. Tout le monde — sauf le patron peut-être — connaissait le nom de son amant, qu’elle retrouvait à Paris pour quelques heures, entre deux avions. Normal. Ce qui était curieux, c’étaient les scènes de jalousie qu’elle faisait à Satrapoulos. Moins elle semblait tenir à lui, plus elle le provoquait, même en public, par des réflexions aigres-douces. En privé, c’étaient des reproches et des larmes. Parfois, il lui arrivait d’être excédé au point de ficher le camp sans prévenir personne, disparaissant pendant trois semaines sans que nul ne sache où il se trouvait. On l’apprenait quelques jours plus tard dans les journaux qui faisaient leurs choux gras des aventures amoureuses du Grec. On l’avait vu à Londres, à Athènes, à Paris, à Rome, aux bras de blondes inconnues…
« Nicolas !… »
Il dévala l’échelle de coupée et buta sur deux matelots accoudés à la coursive…
« Où est Nicolas ? »
Il s’aperçut que les deux hommes camouflaient une cigarette allumée dans la paume de leur main.
« Salauds ! Je vous ai interdit de fumer à bord ! »
Sans se troubler, les marins écrasèrent froidement leur mégot entre le pouce et l’index.
« Foutez le camp ! »
Quand le dernier des deux, le plus petit, passa à sa portée, S.S. lui balança un coup de pied aux fesses :
« Si je t’y reprends, je te jette à la mer ! »
Plus vexé de s’être laissé surprendre qu’humilié d’avoir reçu le coup, le marin hocha la tête en signe d’assentiment et disparut.
Il avait l’habitude. Dans ses mauvais jours, le Grec n’hésitait pas à gifler les membres de l’équipage. Attention, pas n’importe lesquels ! Seulement ceux qu’il connaissait de longue date, et qui en tiraient une espèce de fierté. Sur le Pégase, le coup de pied au cul était, en quelque sorte, une distinction uniquement réservée aux anciens.
« Vous me cherchez, Patron ? »
Nicolas se tenait devant lui, feignant l’effarement et la précipitation…
« Viens ici ! »
Il le prit par l’oreille et refit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Il arriva devant la crotte :
« Ça, qu’est-ce que c’est ? »
Nicolas se pencha d’un air curieux…
« Ça ?…
— Oui ! Ça !
— On dirait de la merde, Patron… C’est pas moi !… »
S.S. le secoua :
« Il manquerait plus que ça, que tu chies sur mon bateau ! Pourquoi je te paie ?…
— Pour nettoyer.
— Et alors ?
— Ça n’y était pas tout à l’heure…
— Cochon de menteur ! C’est une merde qui a au moins trois jours !
— C’est Herman, Patron… »
Il y avait trois divinités sur le navire : le Grec, maître à bord après Dieu, Kirillis, son capitaine, et Herman, un teckel à poils ras de six ans, redouté et redoutable. Il avait mordu les mollets les plus célèbres du monde, ne faisant aucune distinction entre le pantalon d’un homme d’État, la robe du soir d’une star, les chaussures en croco d’un financier international. Satrapoulos était fou de l’animal qui couchait dans son lit et ne laissait personne approcher son maître. En outre, il était délicieux de l’appeler Herman. Chaque fois que le chien déplaçait ses six kilos, S.S. avait l’impression que Kallenberg en personne répondait à sa voix pour venir se traîner à ses pieds.
« Nettoie ça tout de suite, fainéant ! »
Nicolas prit la crotte dans ses mains…
« Je vais chercher des chiffons. »
Il sortit un mouchoir de sa poche et entreprit de frotter le pont. À genoux, il se trouvait dans la posture idéale pour se faire botter le train. Le Grec y renonça. Écœuré, il secoua la tête et tourna les talons.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Lena entrouvrait la porte de sa cabine…
« Il se passe que ce bateau est plein de merde. »
Elle prit un temps de réflexion. Trois secondes, puis :
« Pas étonnant. La merde attire la merde. »
Elle referma la porte sur elle avec violence. Bonsoir ! Socrate faillit la rejoindre pour vider son sac une bonne fois. Il y renonça. Qu’est-ce qu’on peut faire quand plus rien ne vous lie ? Oui, qu’est-ce qu’on peut faire ?…
Il n’y a rien de plus stupide qu’un yacht à quai, si ce n’est les badauds qui le contemplent.
Le Pégase était coincé à tribord et à bâbord par deux autres bâtiments de moindre importance, leurs bouées venant racler les flancs d’acier du Pégase avec un insupportable grincement. Les deux nuits qu’elle venait de passer à bord avaient été un cauchemar pour Lena. Entre les coques, dans l’eau noire et empoisonnée, elle imaginait toutes les déjections qui souillent un port, trognons de choux, déchets de légumes pourris, préservatifs, vieux bidons recouverts de cambouis, papiers gras, matières fécales, nourritures avariées. Pendant la journée, c’était pire, il fallait se calfeutrer à bord. Palma n’est pas un endroit particulièrement élégant. Les « congés payés » s’agglutinaient devant le Pégase, regardant les marins qui les regardaient, admirant l’hydravion et l’hélicoptère trônant dans les superstructures, au pied de la cheminée. Pendant qu’elle moisissait là, que faisait donc Marc ? Était-il retourné sur la Côte avec Belle ? Et cette pianiste de malheur, quand allait-elle se décider à arriver ? Socrate devenait de plus en plus nerveux. Il se montrait gai et chaleureux envers ses invités mais s’esquivait en douce, dix fois par jour, pour aller questionner Kirillis…
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