Très lentement, la « panthère » se leva de sa chaise, s’étira, s’approcha de l’objet qu’elle identifia immédiatement avec une surprise ravie : ce n’était pas un Pleyel, ni un Rippen, ni un Bentley, ni un Gaveau, ni un Schimmel, ni un Erard, ni un Schindler, mais un Beechstein, un vrai.
Sensuellement, elle en effleura les touches. Comme les rats du conte d’Andersen, les employés se figèrent, leur plateau à la main, dans la position où les premières notes les avaient frappés.
« Mon doigt est guéri !… », dit la Menelas.
Elle attaqua avec volupté la Valse en sol bémol majeur opus 70. Les rares fois où l’on avait cité en sa présence le nom de Chopin, le Grec, distraitement, avait failli répondre : « Combien ? » comme d’habitude. Pourtant, il était certain que cette musique n’avait été inventée que pour lui seul. Mieux qu’un discours de la Menelas, elle lui disait les mille choses qu’il souhaitait entendre d’elle. Il écoutait, béat, transformant les notes en paroles, les paroles en songes. Oui, c’était ça. Elle lui disait qu’elle l’aimait.
La mélodie frémissante s’envolait dans la nuit chaude avec pour fond sonore la sourde et faible rumeur de la mer. Lord Eaglebond, les yeux fermés, tétait farouchement son cigare. Nut observait Socrate, un peu inquiète, un peu jalouse. Lena ne le quittait pas des yeux, pincée, crispée. À son habitude, le beau Stany Pickman n’exprimait rien, à croire qu’il n’entendait pas.
Socrate se sentit soudain gonflé d’un désir qu’il pouvait à peine réprimer : il avait envie de se jeter sur elle, là, tout de suite, sur le pont, et de la prendre.
Le lendemain matin, à six heures, le Pégase quittait le port de Palma en direction d’Ibizza. À huit heures, Lord et Lady Eaglebond faisaient leur apparition sur le pont supérieur où on leur servait le petit déjeuner — du thé pour elle, un Alka-Seltzer pour lui, suivi d’un doigt de whisky pour effacer le goût du médicament. La journée était superbe. Le yacht fendait mollement une houle souple et ample. Lord Eaglebond alluma son premier cigare et se servit subrepticement un second whisky. Sa femme le regarda d’un air de reproche :
« George !… »
Il consulta sa montre :
« Ma chère, j’ai pour règle absolue de ne jamais boire d’alcool avant huit heures. Or il est huit heures et dix minutes.
— Hello !… »
La Menelas apparaissait, radieuse, vêtue d’un pantalon rouge, d’un chemisier blanc, les cheveux noués sous un foulard noir. Sur ses talons, plutôt maussade, Mimi.
« Bien dormi ?
— Superbe.
— Asseyez-vous ! »
Un peu plus tard, Nut arrivait, suivie de peu par Stany et Nancy Pickman. Lena se présenta la dernière et s’attabla avec les autres.
« Où est Socrate ?
— Dans son bureau. Il travaille. »
Elle trempa les lèvres dans son café. Derrière ses immenses lunettes noires, ses yeux étaient invisibles. On félicita à nouveau la Menelas pour sa performance de la veille. On parla de choses et d’autres, de mode, de croisières, de relations communes…
« Qui veut bronzer ?
— Tout le monde ! répondit Nut joyeusement.
— Messieurs, faites donc comme nous, ajouta Nut. Allez donc vous mettre en maillot. »
Mimi fut abasourdi de voir Olympe se lever avec les autres. Elle avait toujours détesté le soleil. Et maintenant, elle demandait à Nancy :
« Pourriez-vous me passer de l’huile dans le dos ? »
Kirillis fit stopper les machines. L’hydravion vint se poser non loin du Pégase dans une gerbe d’écume. Un hors-bord se détacha des flancs du navire et fonça vers l’appareil dont le pilote remit un paquet aux marins. Le Riva piqua à nouveau en direction du yacht…
« Qu’est-ce que c’est ?… demanda Pickman.
— Les journaux. On est allé les chercher à Barcelone. Quand mon mari est en mer, il envoie l’hydravion ou l’hélicoptère dans le port le plus proche. Socrate ne supporte pas de ne pas être informé. Ah ! les affaires !… Quelle plaie !… »
Elle se remit sur le ventre en jetant un regard aigu sur les fesses de la Menelas. Tiens… bizarre… Elle aurait pourtant juré qu’elle avait de la cellulite…
Des hommes d’équipage mettaient en place des palans pour remonter à bord le chris-craft et l’hydravion.
Comme tous les jours, Socrate avait fait une liste des appels téléphoniques qui allaient le relier aux capitales financières de l’univers.
En dehors des femmes, rien ne pouvait le distraire de ses affaires, machinations compliquées, tordues, coups de bourse à triple détente, sociétés à filiales multiples où une maison d’huile d’olive servait de bailleur de fonds à des chantiers navals, une compagnie d’air liquide était financée sur les fonds prélevés à une société immobilière sans parler des millions de dollars qu’il faisait naître par magie, sur du vent, achetant sans la voir une usine de gaz naturel, faisant courir par ses hommes de main le bruit qu’il en était propriétaire, la revendant le double deux heures plus tard, la plus-value de l’opération se justifiant par le simple fait qu’il s’en était porté acquéreur. Ses agents de change s’y perdaient. Ses décisions étaient si foudroyantes, son flair si infaillible qu’il semblait toujours ne commettre que des folies alors que les chiffres, bien plus tard, prouvaient qu’il avait eu raison. On s’essoufflait à le suivre, on attrapait des névralgies à vouloir essayer de le comprendre. Ses plus proches collaborateurs blêmissaient en l’entendant répondre oui ou non en une seconde, alors qu’ils s’étaient échinés pendant des semaines à peser le pour et le contre.
Dans le monde, il n’y avait pas assez d’autodidactes de sa trempe pour qu’on puisse les compter sur les doigts des deux mains. Kallenberg peut-être, Paul Getty et, vingt ans plus tôt, Ulysse Mikolofides, son beau-père. Et encore… Il brûlait de les dépasser tous. Il y arriverait !
« New York en ligne ! »
Il porta le récepteur à son oreille.
« J’écoute.
— Tout est signé, patron. C’est dans la poche. »
Le Grec raccrocha avec un sourire. La journée s’annonçait bien. Il allait pouvoir compenser les amendes que lui avaient infligées les douanes américaines. Il menait une gigantesque bataille dont on n’aurait su dire si elle était financière ou politique. En tout cas, il était en mesure d’affoler le fameux « Dow Jones », indice de la Bourse de Wall Street et thermomètre de l’économie américaine. Il lui était facile de donner des coups de boutoir capables d’en faire chuter le niveau, malgré les optimistes qui espéraient le voir se stabiliser dans les années 1970 vers le seuil des mille points.
Son influence était telle dans les pays arabes que presque rien ne lui était impossible. Là se trouvait la vraie richesse, le pétrole, l’énergie. Par l’intermédiaire de Hadj Thami el-Sadek, il avait aidé les émirs d’Arabie Saoudite à se libérer de la tutelle des compagnies britanniques et américaines qui les ponctionnaient, ce qui lui avait valu des haines féroces. Dans une dizaine d’années, le monde consommerait trois milliards de tonnes de pétrole par an. Sur un mot de lui, le robinet serait fermé. Il les tenait… Il jubila et demanda à son secrétaire :
« Dans l’ordre, mettez-moi en communication avec Paris, Tokyo, Londres, Caracas, Munich. Essayez aussi de m’avoir Rio. »
Avant de se replonger dans ses dossiers et ses journaux financiers, il eut une pensée gourmande pour la Menelas, là-haut, sur le pont. Peut-être était-elle en maillot ? Il brûlait de savoir si son corps répondait à ce que la beauté de son visage laissait pressentir.
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