Quand il l’avait senti à sa merci totale, il l’avait relégué au secrétariat de rédaction, puis muté dans un vague service de publicité avant de le flanquer à la porte sous prétexte qu’il buvait. Entre-temps, Steve Baltimore I avait fait pression sur ses relations pour que nul ne l’engage. Privé de travail, le journaliste n’avait pu rembourser les dettes qu’il avait contractées. Alors, avec regret certes, mais dans un but naturel de simple morale, Steve Baltimore I avait porté plainte et on avait jeté le type en prison. Scott n’était pas toujours d’accord avec ces méthodes, mais en secret, il ne pouvait s’empêcher d’en admirer l’efficacité. Par ailleurs, on ne lui demandait pas son avis. Quand, à vingt-cinq ans, il avait été élu député à coups de millions, son père lui avait dit :
« Le truc, en politique, c’est de ne pas avoir la gueule d’un politicien. »
Scott s’y était appliqué, comme il s’appliquait à tout ce qu’il entreprenait ; au demeurant, la nature l’y avait bien aidé. Son physique d’étudiant sain et costaud, au sourire franc, presque naïf, forçait d’emblée les sympathies, celle des hommes parce qu’il semblait éclater de loyauté, celle des femmes parce qu’il avait toujours l’air un peu perdu, semblant demander de l’aide. Or, à quinze ans déjà, les yeux bleus de Scott ne mettaient qu’une minute à capter, dans l’aride page du Financial Times, ce qui était important de ce qui ne l’était pas. Ainsi en avait voulu Virginia, sa mère, qui organisait à l’intention de ses fils des déjeuners où était convié tout le gratin de Washington ayant un poids dans l’économie ou la politique. Avec un sourire enfantin et l’air de s’en excuser, le garçon en culottes courtes donnait pratiquement la leçon aux plus hautes compétences bancaires, jonglant avec les chiffres, se lançant dans des théories éblouissantes sur le profit, sa valeur morale et les moyens de le conserver, une fois acquis. Son père avait dû le freiner :
« Ne montre pas ce que tu sais. Si tu as l’air trop malin, on se méfiera de toi. Fais ce que tu veux, mais laisse aux autres l’impression qu’ils te dictent ta conduite. Tu n’auras jamais le pouvoir si tu n’as pas l’air un peu idiot. Rassure… Rassure… »
Alfred Baltimore II lui avait également recommandé, dès son plus jeune âge, de recouvrir ses actions d’une motivation morale, humaine ou charitable :
« Donne toujours l’impression à ceux que tu élimines d’agir pour leur propre bien. Si tu mets un collaborateur à la porte, dis-lui que son talent dépasse les capacités de ton entreprise. Quand tu auras acculé une affaire concurrente à la faillite, reprends-la en main sous prétexte que tu ne peux laisser son personnel en chômage. »
Scott trouvait épatant que l’on puisse être aussi malin. D’autant qu’il ne voyait dans ces opérations que le côté ludique, comme s’il avait joué au Monopoly. Mais, qui joue pour perdre ? À l’époque, il voulait être écrivain. C’était à peu près le seul enfantillage que l’on tolérât de lui, sans qu’il en fût jamais fait le moindre commentaire. Virginia et Alfred estimaient qu’un garçon aussi brillant pouvait bien avoir une faille. Lorsqu’il serait président de la Fédération, aux alentours des années 1961, il pourrait toujours rédigé ses discours, si la littérature le tentait encore et si sa fonction lui en laissait le loisir. Son mandat le conduirait jusqu’en 1969. Après quoi, Peter le relèverait à la présidence de 1969 à 1977, et le plus jeune des trois frères, Stephen assumerait ensuite le pouvoir de 1977 à 1985. Ce qui laissait amplement le temps de préparer Christopher, le quatrième garçon, à des tâches plus importantes encore puisque, d’ici là, les nationalismes céderaient le pas à une organisation centrale mondiale que Christopher Baltimore III serait tout désigné pour diriger, à l’aube du XXI esiècle. Après, on verrait…
Alfred, qui s’accordait en toute objectivité une centaine de vies, ne désespérait pas de voir un jour les enfants de ses propres enfants prendre en main les destinées de la planète Terre.
Scott regarda sa montre. Il eut peur d’être en retard et demanda au chauffeur d’accélérer. Sa mère, malgré l’adoration qu’il lui vouait, le terrifiait toujours un peu. Elle avait parfois une façon de le regarder qui le mettait dans ses petits souliers, lui faisant sentir que, quels que soient son destin et ses pouvoirs, il aurait toujours six ans pour elle au moment où elle désirerait qu’il les ait. Comment allait-elle accueillir la nouvelle ? Ses sentiments catholiques fanatiques s’accommoderaient-ils d’un mariage avec une fille de la meilleure société, certes, mais un peu trop jolie, un peu trop lancée dans le monde ?
Scott lui-même était parfois dérouté par la façon d’agir de Peggy. Bien sûr, c’est lui qui avait commis une première erreur en lui posant un lapin involontaire. Au lendemain de leur rencontre, il n’avait pu se rendre au rendez-vous qu’il lui avait fixé. Les électeurs à ménager, les mémères de Jefferson City à séduire, les édiles du Missouri à convaincre et sa propre équipe, exténuée, qui le suppliait de rester un jour de plus dans ce fief important. Le cirque habituel, quoi… Malgré la fièvre et l’agitation, il avait essayé de faire appeler par une secrétaire le restaurant où ils devaient se retrouver, le Barbetta. Mais la fille n’avait pu obtenir la communication avec New York. En tout cas, c’est ce qu’elle avait prétendu en se remettant du vernis à ongles. Il était près de onze heures du soir, il n’avait pas encore dîné, il avait renoncé. Néanmoins, deux mois plus tard, il avait eu la surprise de lire dans le Bazaar ’s l’article qu’elle devait lui consacrer.
Comment avait-elle fait pour serrer la vérité d’aussi près sans avoir réellement eu le temps de le connaître ? Le papier n’était pour lui ni bon ni mauvais, teinté d’ironie de temps en temps, sans plus. Il lui avait envoyé un mot pour la remercier, mais n’avait jamais reçu de réponse.
Six mois s’étaient écoulés sans qu’il la revît. Jusqu’au soir où ils se retrouvèrent nez à nez à Washington, chez les Feydin. John Feydin était un bon copain de Scott. Chroniqueur politique au Herald, il avait le don de précéder par ses écrits l’événement de la semaine. Ses parents et ceux de Scott avaient des résidences voisines en Floride où les deux jeunes garçons s’étaient connus et liés d’amitié. Depuis, John avait épousé Monica, une marieuse furieuse dont le passe-temps favori était d’organiser chez elle des rencontres destinées à s’épanouir dans le conjugo.
Bien entendu, Monica et John, au courant de leur brève rencontre, avaient souvent parlé de Peggy à Scott, et de Scott à Peggy sans que l’un ou l’autre eût l’air particulièrement intéressé. Peggy passait ses soirées avec des masses de députés, de ministres ou de chefs d’État. Quant à Scott, les filles de la Society américaine se battaient pour avoir un flirt avec lui. À ce niveau-là, aucun des deux ne risquait d’être impressionné par les relations ou la personnalité de l’autre.
Le soir du dîner, les retrouvailles furent très froides, à peine polies du côté de Peggy qui snobait Scott avec grâce. Vexé, celui-ci se lança dans une éblouissante démonstration politique, dont Peggy, au grand désespoir de Monica, n’écouta pas un mot, accaparée par deux jolis cœurs dont les confidences chuchotées la faisaient pouffer de rire. Quand il fut l’heure de partir, Monica eut un regain d’espoir en voyant Scott glisser une phrase à l’oreille de Peggy. Le cœur battant, estimant que tout n’était peut-être pas perdu, elle vit Peggy lui répondre. Effectivement, Scott avait murmuré :
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