Un maître d’hôtel servit le thé sur un plateau d’argent bourré d’accessoires inutiles et indispensables, de l’orchidée à la longue pince à sucre en argent massif ciselé. Quand il fut sorti, Emilio, toujours sous l’enchantement, hasarda :
« Nous avons reçu un long télégramme du directeur du Concert Hall. »
Pas de réponse. Olympe, les yeux dans le vague, touillait d’une cuillère distinguée et distraite la tranche de citron dans sa tasse…
« Qui ça, nous ?
— Enfin… Moi…
— Alors pourquoi dis-tu « nous » ? Toi, ça n’a jamais été nous. »
Emilio soupira…
« Il demande un dédit énorme pour non-respect de contrat.
— Envoie-le au bain !
— Il va nous faire un procès…
— Au bain ! »
Emilio se permit un sourire discret. Elle était admirable ! Mille places louées depuis deux mois, une ville entière suspendue à sa venue, une presse enflammée et, pour contrebalancer ce récital annulé sur un coup de tête, cet « envoie-le au bain » qui planait si haut au-dessus des réalités…
Il avait l’habitude. À Genève, elle avait froidement quitté la salle au beau milieu d’un morceau sous prétexte qu’on ne l’applaudissait pas assez. À Paris, à l’instant d’un gala, elle avait jeté un coup d’œil dans la salle, avait trouvé le public « médiocre » et refusé de jouer « devant des gens trop ignares pour apprécier la subtilité de son interprétation ». Derrière elle, Emilio se battait pour arranger les choses et payer les pots cassés. Il était si absorbé par son rôle d’imprésario, d’ambassadeur ou de secrétaire, qu’il en oubliait parfois qu’il était son mari.
À vrai dire, il oubliait tout ce qui ne se rapportait pas directement à son monstre sacré, sa « panthère », comme l’avaient baptisée les journalistes friands de ses frasques. Le puissant Emilio Gonzales del Salvador, authentique Grand d’Espagne bien que ne mesurant qu’un mètre soixante, acceptait avec ferveur de voir réduites les dix syllabes de son nom redoutable aux deux phonèmes rassurants du mot « Mimi », tendre diminutif dont l’avait rebaptisé Olympe. À sa façon, il en était certain, elle l’aimait, en tout cas, il lui était indispensable. Évidemment, il lui arrivait de passer sur lui aussi ses épouvantables rages. Mais lorsqu’elle était déprimée, fatiguée ou malade, c’était sur son épaule qu’elle venait poser sa tête. Puis, elle se mettait au piano et la magie de son jeu exaltait si bien les sortilèges de Chopin qu’Emilio, la main sur le cœur, aurait pu jurer que jamais plus elle ne se mettrait en colère.
« Mimi ! »
Il fit un bond véritable…
« Oui ?
— Appelle Nut. Je veux lui demander à quelle heure elle a convoqué ses invités. Je veux être sûre de ne pas arriver en avance. Dans ce genre de raout, c’est comme dans la Bible : les derniers sont les premiers. »
« Je peux ?
— Qui t’en empêche ?
— Après tout, je suis encore ton mari… »
Gustave Bambilt accompagna ces mots d’un rire qui sonnait faux. Jamais l’idée ne lui était venue qu’une femme pût être sensible à autre chose qu’à son argent. Comme ses putains, il avait payé ses épouses. Il cassa son immense carcasse et posa le plus délicatement possible ses cent vingt kilos sur le lit.
« C’est bizarre, quand même…
— Quoi ?
— Notre divorce… Au fait, pourquoi divorçons-nous ?
— Dis-moi d’abord pourquoi nous nous sommes mariés. Ensuite, je pourrai peut-être te répondre.
— Tu me plaisais.
— Quoi d’autre ?
— Ça suffit, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je ne sais pas.
— Je suis passé chez mon notaire après-midi. Tout est en règle. Tu auras ce que nous avions dit.
— Bien. Tu as déjà trouvé la douzième Mme Bambilt. »
Il lui jeta un bref coup d’œil pour voir si elle se moquait de lui. Avec Nut, on ne savait jamais…
« Qui t’a dit qu’il y en aurait une douzième ?
— Oh ! Gus, sois gentil !… Pas à moi… Il ne t’est jamais venu à l’esprit de rester célibataire pendant quelques jours, un week-end par exemple ?
— Je ne me suis pas posé la question. J’ai toujours été marié.
— Pourquoi ?
— Peut-être que je n’aime pas la solitude. La première fois, j’avais dix-sept ans. Depuis, je n’ai jamais arrêté.
— Pauvre Gus…
— Et toi, tu vas te remarier ?
— Ma foi…
— Je peux ? »
Cette fois, c’est la permission de s’allonger qu’il demandait. Lindy le regarda une seconde, hésita et acquiesça d’un battement de cils. Il était très rare que Gus vînt la rejoindre dans sa chambre lorsqu’elle s’y était retirée. Elle le savait aussi inoffensif qu’il était fort et gigantesque, mais ce soir, il y avait quelque chose d’ambigu dans son attitude. Comme il était peu doué pour la ruse, désarmé même, elle en déduisit qu’il avait quelque chose à lui dire qui ne voulait pas sortir. Elle décida de l’aider.
« Qu’est-ce que tu as, mon petit Gus ?… »
Il hocha sa grosse tête colorée aux cheveux gris et lui prit la main.
« Rien. J’avais envie de bavarder, simplement.
— Dis-moi…
— C’est difficile… Comment dire ?…
— Je t’écoute.
— Eh bien, voilà… C’est drôle… Demain soir, à la même heure, nous aurons divorcé, tu seras libre. Ça fait trois ans que je t’ai épousée et j’ai l’impression de ne pas te connaître… On ne s’est pas vus souvent hein ?…
— Non, pas souvent.
— Les affaires… Je me demande bien pourquoi je fais autant d’affaires… »
Elle ironisa gentiment :
« Pour pouvoir payer toutes tes pensions alimentaires.
— Je n’ai pas d’enfant. J’ai soixante… Enfin, je ne suis plus un jeune homme… Tu y comprends quelque chose, toi ?…
— C’est difficile.
— C’est comme si je n’avais jamais profité de toi.
— Qui t’en a empêché ?
— Je ne sais pas. »
Un long moment, ils restèrent silencieux. Il gardait toujours sa main dans la sienne, qu’elle ne dérobait pas.
« Nut… Je voudrais te demander une faveur…
— Vas-y…
— C’est idiot… Tu ne voudras peut-être pas…
— Dis-moi.
— Ce soir, exceptionnellement… je voudrais dormir avec toi… dans ton lit. »
Elle ne répondit pas. Il s’inquiéta :
« Tu veux bien ? Demain, tout sera fini, tu comprends… Je voudrais… encore une fois… Tu accepterais ?
— Oui, Gus, J’accepte. »
Un sourire épanoui sur les lèvres, il se redressa avec les grâces lourdes d’un gros enfant peu sûr de ses jambes.
« Merci Lindy ! Merci !… Je vais chercher mes affaires. »
En le regardant quitter la pièce, Nut se demanda de quoi il se sentait coupable. C’était un vieillard curieux, Gus. En affaires, il aurait tondu un œuf et volé un troupeau de bœufs sans le moindre remords. Mais en amour, il fallait toujours qu’il demande la permission.
Scott craignait d’aborder sa mère pour lui dire qu’il voulait épouser Peggy. Pourtant il était né sous le signe des décisions brutales. Non pas qu’il souscrivît lui-même à la violence, mais parce qu’elle était de tradition dans sa famille, morts soudaines et coups de force, excès en tout, en fortune, en mépris pour autrui, en soif aiguë de puissance, en amour démesuré pour tout membre du clan. La religion elle-même était pratiquée avec fureur, servant parfois de hache pour abattre l’ennemi — les autres. Ainsi en avait décidé son père, Alfred Baltimore II, qui tenait lui-même sa profession de foi de son propre père, Steve Baltimore I. La devise des Baltimore était sans ambiguïté : « Nous d’abord ! »
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