On accédait au 58 eétage par deux ascenseurs dont la rapidité vous pinçait le cœur. Sur le palier, un dais de velours rouge sous lequel se tenait une double haie de valets en perruque Louis XIV, chamarrés, rutilants, levant haut leurs torches. À peine entré dans le hall du premier niveau, on était agressé par la rumeur familière de douzaines de personnes jacassant pour se faire entendre, sans qu’aucune prît la peine d’écouter ce que pouvaient bien dire les autres.
Tous les invités arrivaient drapés dans des capes sombres serrées autour du cou, qui les faisaient ressembler à des bouteilles d’encre. Dès que l’un d’eux ôtait la sienne, c’étaient des cris de joie ou d’étonnement selon le déguisement choisi. Des vieillards millionnaires s’étaient fait la tête de petits mousses, col claudine et bonnet à pompon de la marine française, des amiraux s’étaient vêtus en soutiers ; une blonde corpulente — les aciéries Finkin — avait une espèce de coiffure évoquant la façade de la Bourse de New York, d’autres, éminemment respectables et dames d’œuvres ou patronnesses, avaient assouvi l’universel fantasme de la putain en se déguisant, avec une avidité suspecte, en prostituées 1900, en salopes de saloon, en call-girls — l’une d’elles portait pour toute parure un unique morceau d’étoffe mentionnant son numéro de téléphone.
Un observateur psychologue n’aurait pas manqué de repérer immédiatement dans les différentes tenues des nouveaux arrivants, non pas ce qu’étaient ou représentaient ceux qui les avaient revêtues, mais ce qu’ils auraient souhaité être. Seulement, aucune psychologie n’était possible : dès son entrée, tout invité mâle ou femelle devait ingurgiter la valeur d’une demi-bouteille de champagne rosé. Après quoi, il avait droit aux félicitations chaleureuses de la maîtresse de maison pour une nuit encore.
Lindy Nut s’était surpassée. Jusqu’à présent, aucun de ses hôtes ne l’avait éclipsée pour une raison bien simple : la robe qui la déshabillait était inimitable, unique. Sur un voile transparent d’un bleu profond, presque aussi échancré à l’avant que dans le dos, une guirlande de pièces d’or authentiques, mais évidées à l’intérieur pour qu’elle ne croulé pas sous le poids de la parure. Sur ses cheveux tirés en arrière, ce qui mettait en valeur ses yeux immenses, une tiare en or supportant six diamants seulement, mais de vingt carats chacun, sauf celui du centre qui devait bien en peser trente. À chacun de ses mouvements — à son propos, on pouvait parler d’ondulations — sa robe frémissait comme les vagues de la mer, épousant son corps parfait, en caressant les courbes.
Dès que les invités lui avaient fait compliment — Big Gus se joignait à eux par une formule qu’il venait de mettre au point : « Quand je la vois aussi belle, je me demande pourquoi je divorce ! » — ils étaient lâchés dans la nature et jouaient à se reconnaître, à faire semblant de ne pas se reconnaître, à feindre de ne s’être jamais connus, montant ou descendant les escaliers encombrés par la foule que des maîtres d’hôtel emperruqués et en nage s’efforçaient de fendre, plateaux tendus en boucliers devant leur corps, comme une proue. Ceux qui montaient bloquaient ceux qui descendaient, ceux qui voulaient parler étaient séparés, des chiffres fusaient, des tuyaux de Bourse se murmuraient et des noms se hurlaient quand on avait percé à jour un déguisement, liés à la politique, à la finance, à la jet-society.
À chaque étage, les femmes prenaient d’assaut l’une des cinq salles de bain pour aller se refaire une tête, une beauté, un raccord, tandis qu’aux niveaux inférieurs, les hommes jetaient des regards sournois ou égrillards au-dessus d’eux, fascinés par cette volière vue sous l’angle qui les intéressait le plus, par-dessous.
Il était un peu plus de dix heures, la soirée n’était même pas encore commencée. Sur les terrasses régnait une chaleur molle et humide dans laquelle venaient mourir et se fondre les effluves frais de l’air conditionné. Il y eut un hurlement de joie dans l’entrée principale du premier étage : un grand ami de Gus, Erwin Ewards, l’un des plus puissants banquiers américains, venait d’arriver costumé en crabe. Ce n’étaient pas seulement sa carapace ni les énormes pinces qu’il avait au bout des bras qui faisaient crier les invités, mais le fait qu’il réussissait une magnifique entrée en marchant à reculons, butant sur tous ceux qu’il ne pouvait voir pendant qu’il engloutissait sa bouteille de champagne. Quand il l’eut finie, il la jeta au sol où elle se brisa dans une salve d’applaudissements.
Big Gus, hilare, se tapait sur les cuisses. Il n’avait pas encore assez bu lui-même pour ne pas se rendre compte que sa soirée démarrait en trombe.
Malgré son sabre et son accoutrement guerrier, le Grec eut soudain la sensation d’être tout nu : il avait oublié son argent.
Il ne s’agissait pas de son carnet de chèques — à partir d’un certain niveau de fortune, le chéquier devient une abstraction parmi les abstractions — mais de la liasse qui ne le quittait jamais. À ses yeux, l’argent devait fatalement s’incarner dans les symboles qui le supportent, réalités palpables, concrètes, pesant un poids, occupant un volume, faites d’une matière bien définie, métal de l’or, pierre des diamants, papier de soie des billets de banque. Au moment où il descendait du taxi, il avait porté la main à la poche droite de son pantalon, geste obsessionnel exécuté cent fois par jour pour la seule volupté sensuelle de sentir crisser sous ses doigts les liasses qui s’y trouvaient en permanence. Et là, rien… Comment une chose pareille pouvait-elle lui arriver, à lui ? Un des valets d’accueil, voyant son embarras, se précipita pour régler la course avant qu’il ait pu s’interposer. Au lieu de le remercier, il le foudroya du regard — imité en cela par Israël Kafka qui n’avait pas dû recevoir de pourboire.
Confus, furieux, Satrapoulos s’engouffra dans le monumental hall d’entrée où piétinaient une grappe d’invités dont le déguisement l’empêcha de les reconnaître. Sous leurs regards, il se sentit deviné, traqué. C’était horrible. Un instant, il dut dominer l’irrépressible désir de retourner au Pierre. Contrairement à d’autres seigneurs de moindre importance, qui se font une gloire de n’avoir jamais un sou sur eux — il les soupçonnait avec une pointe de mépris de n’en avoir pas davantage dans leur coffre — le Grec s’arrangeait toujours, même en maillot de bain, pour avoir contre la peau deux mille dollars au moins, plaqués sur sa hanche dans un étui de cellophane. Dans le monde entier, son visage, et son nom lui servaient de passeport et personne n’aurait manqué de tact au point de lui présenter une facture. Seulement, on ne sait jamais… Les fournisseurs faisaient suivre leurs factures au service comptable d’une de ses compagnies locales où elles étaient honorées rubis sur l’ongle.
Tout cela, du folklore. Ce qu’il lui fallait, ce qui l’excitait, c’était le contact délicieux du papier-monnaie. Chaque fois qu’il avait une rude partie à jouer, en amour ou en affaires, il se bourrait les poches, puisant des forces nouvelles en caressant ses livres, ses marks ou ses dollars dans le secret de ses vêtements.
L’ascenseur arrivait : ce fut plus fort que lui, il ne le prit pas. Il tourna les talons et se dirigea au hasard dans l’immense couloir du rez-de-chaussée illuminé a giorno, jusqu’à ce qu’il trouve une porte marquée Men. Il s’engouffra dans les toilettes vides, s’enferma dans un cabinet. Fiévreusement, il ouvrit la petite boîte métallique au-dessus de la cuvette, s’empara d’une liasse de papier hygiénique et l’enfouit dans son pantalon, poche droite. Il tira la chasse d’eau, se composa un visage nonchalant et digne et sortit.
Читать дальше