Comme lorsqu’elle était jeune fille, elle rêvait d’un prince charmant, à l’époque où ses sœurs, en riant, lui parlaient de son « fiancé » en se touchant le nez d’un geste significatif qui les faisait toujours éclater de rire. Ce n’était qu’un jeu, son union n’était qu’un jeu et, ses enfants, une mauvaise farce. Elle avait rencontré Marc au cours d’une croisière, juste après que sa sœur Irène eut épousé Kallenberg, ce qui avait enchanté Médée Mikolofides craignant de voir son aînée rester vieille fille. Pour Lena, Marc Saurel n’était pas un inconnu. À plusieurs reprises, elle avait rêvé sur son visage dans la pénombre du salon où sa mère faisait de temps en temps projeter les derniers films américains. Marc, qui était long, mince, musclé et fuselé, avait mieux fait sentir à Lena, par contraste, à quel point Socrate était court, lourd, trapu.
Malheureusement, Belle veillait. À lui seul, ce diminutif d’Isabelle était grotesque, car Belle, loin d’être belle, accusait facilement dix ans de plus que son mari — Lena était certaine qu’elle les avait — bien qu’elle affirmât, avec des mines sucrées de petite fille, en avoir trente-cinq comme lui. Passionnée de bridge, elle avait la particularité de jouer pour ainsi dire d’un œil, l’autre restant posé sur Marc en permanence. Quand elle parlait d’elle-même, elle ne disait jamais « je », mais « nous », pour mieux marquer ses droits de propriétaire exclusive, lançant par exemple : « Nous sommes rentrés parce que nous avions la migraine », « Nous détestons Modigliani mais nous adorons Cranach ». Comme si ce « nous » n’était pas suffisant, et afin que nul n’en ignore, elle truffait ses propos à tout bout de champ, pour un oui, pour un non, du mot « mari », précédé du possessif « mon » : « Mon mari a tenu à m’accompagner dans la salle de bain », ou : « Mon mari est resté à mon chevet pour me faire la lecture », ou encore : « Mon mari et moi, lorsque nous avons des aigreurs d’estomac », ou alors : « Mon mari est un enfant. Dès qu’il tourne, où qu’il soit, mon mari me téléphone plusieurs fois par jour, si par extraordinaire je n’ai pu le suivre. » — En appuyant lourdement sur « extraordinaire ».
Lena plaignait Marc sincèrement. Elle le sentait perdu, captif entre les mains de cette ogresse qui utilisait contre lui, pour mieux l’engluer, toutes ses séductions : son horreur des détails matériels justifiait la gouvernante — elle l’était —, son horreur des chiffres, des plans et des calculs, l’administrateur — elle faisait les comptes du ménage —, sa phobie de la précision et des rendez-vous, la secrétaire — elle minutait toutes ses entrevues —, son indifférence avouée pour le déroulement de sa carrière, l’imprésario — elle signait ses contrats. Il y avait pire : dans sa certitude de ne jamais être détrônée, elle se payait même le luxe de désigner à Marc, avec des commentaires appropriés, les femmes qui lui semblaient séduisantes. Et l’autre adorable idiot qui marchait dans son système, ne comprenant pas que cette sollicitude maternelle, ces soins constants, le châtraient beaucoup plus sûrement que ne l’eût fait un coup de rasoir !
Sans bien analyser cette impulsion, Lena éprouvait parfois un tel besoin physique de toucher Marc qu’il lui arrivait, lorsqu’elle se trouvait près de lui, de ponctuer les discours qu’elle lui adressait de petites tapes sur sa main à lui, ou sur sa cuisse ; gestes inoffensifs en apparence, mais très révélateurs pour un œil exercé — celui de Belle, entre autres — et qui lui faisaient passer dans tout le corps une espèce de délicieux frisson électrique. Belle n’était pas dupe, habituée à déceler chez les admiratrices de son mari, avant même qu’elles en aient eu conscience, la moindre convoitise. Dès le début de la croisière, elle avait flairé le vent, sans pouvoir se décider toutefois à considérer cette petite-bourgeoise non révélée, mais ravissante, comme une rivale de poids : elle trouvait Lena trop insignifiante, trop bête. Bien sûr, c’était agaçant de devoir rester toute la journée en pantalon et tunique — la cellulite — alors que cette petite dinde paradait sur le pont dans un minuscule deux-pièces, sachant très bien que son corps était sans défaut. Quant à Satrapoulos, fat comme tous les maris, il ne voyait rien, trop sûr des hiérarchies établies pour remettre en question les choses acquises, femme comprise.
Le premier matin, Lena sortait de sa cabine lorsque Marc avait jailli sur le yacht, d’un seul rétablissement, sortant de l’eau comme une apparition, ruisselant, bronzé, magnifique. Lena n’oublierait jamais le sourire étincelant qu’il lui avait adressé — en dehors du regard de Belle, accaparée par un raseur de marque, béni soit-il ! qu’elle avait plumé la veille au gin-rummy. Mieux qu’une promesse, ce sourire était une certitude. Il signifiait qu’un jour, elle et lui…
Lena, élevée d’une façon très stricte et quasi orientale, n’avait jamais connu l’étreinte d’un autre homme que son mari. En revanche, avant et après le mariage, elle en avait imaginé mille, dont les fantasmes, lorsqu’elle était seule dans sa chambre et qu’elle se caressait, la compensaient de ce que la réalité lui refusait. Il avait fallu une circonstance exceptionnelle, le cinquième jour de la traversée, au large des îles grecques, pour que la chose arrivât.
Belle, qui jouait une grosse somme contre un homme d’État, était sur le pont arrière, absorbée mais tranquille, car un instant plus tôt, elle avait vu Marc, seul dans la mer, nager autour d’une épave formée de quelques planches recouvertes d’une mousse verdâtre. En déplaçant sa tête d’une trentaine de degrés, elle pouvait l’apercevoir, passant et repassant sous le radeau d’un mouvement coulé et souple. Au même moment, Lena, se laissant glisser à l’eau côté tribord, contournait le yacht à la nage. Arrivée à la hauteur de la poupe, elle fit un grand geste de la main en direction de Marc, qui, lui rendant son salut, l’invita à le rejoindre par une mimique silencieuse. Satrapoulos était dans son bureau, son téléphone à l’oreille, ses dossiers contre son cœur. Lena se dirigea vers Marc d’une brasse nonchalante, parut changer d’avis, fit demi-tour, longea la coque jusqu’à la proue et attendit dans son ombre, se maintenant sur le dos par une paresseuse ondulation des hanches. De son côté, Marc faisait dériver son radeau, afin de ne plus se trouver dans l’angle de vision de Belle. La scène avait été parfaitement silencieuse. La suite aussi. Quand Marc, toujours poussant son radeau, arriva assez près de Lena pour la toucher, elle plongea, d’un coup de bascule vif, les jambes jointes et raides, formant un angle droit parfait avec la surface de l’eau, sans un remous. Six mètres plus bas, elle se retourna sur le dos et vit, très haut au-dessus d’elle, dans un chatoiement de violet et d’indigo, le corps de Marc, minuscule et délié, d’un rouge orangé très violent, bien que translucide. Autour du soleil de ce corps, rendu plus mystérieux encore par la réfraction, une réverbération de lumière blanche, mille fois brisée par le rythme lent de la houle et de l’écume. D’un coup de talon, Lena remonta de ses profondeurs vers cette féerie lumineuse, oubliant au cours de son ascension qui elle était, comment elle s’appelait, où elle se trouvait, le jour, l’année, et son mari au-dessus de sa tête, petit personnage écrasé dans les entrailles de son propre bateau, peuplé de marins sournois, d’invités ennuyeux et d’épouses légitimes. Plus rien ni personne n’existait, sauf ce corps couleur de feu vers lequel la propulsait l’ample battement de ses jambes.
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