Le Grec avait été perplexe quant au choix de ses pouliches. Ne connaissant pas les goûts de l’émir en la matière, il avait misé sur la loi des contrastes — les Orientaux préfèrent les blondes, les Suédois raffolent des Méditerranéennes — et sur le nombre. Il avait cru deviner qu’el-Sadek était cruel, et avait prévenu Mme Julienne que ses pensionnaires seraient peut-être soumises à rude épreuve au cours de la nuit qui les attendait. Un peu hautaine et persifleuse, la maquerelle avait rétorqué que les filles qu’elle lui enverrait pouvaient se prêter à n’importe quoi — elle avait appuyé sur le « n’importe quoi » — pourvu qu’elles soient rétribuées à leur juste valeur. Elle avait ajouté sur un ton de défi : « Les six jeunes femmes en question viendraient facilement à bout d’un régiment de légionnaires privés de femmes depuis des mois. »
Pour l’instant, lés filles gloussaient, ne sachant pas encore si leur client était le petit homme à lunettes ou le manœuvre arabe, ou les deux à la fois. De toute façon, ni l’un ni l’autre n’avaient l’air bien redoutable. Leur expérience leur avait appris qu’on ne peut impunément ingurgiter autant d’alcool et faire des prouesses en chambre. Il était fort probable qu’on les renverrait se coucher bientôt, et qu’elles pourraient rentrer chez elles tranquillement. Mme Julienne leur avait bien recommandé la soumission absolue, précisant qu’elles seraient récompensées selon les efforts qu’elles auraient fournis pour « égayer » la soirée. Laquelle d’entre elles serait choisie, et par lequel des deux ? Elles s’étaient vite passé le mot, car plusieurs d’entre elles avaient reconnu le célèbre Satrapoulos, ce qui ne les impressionnait nullement, leur pratique comptant énormément d’altesses, de ministres, de chefs d’État, de milliardaires et d’autres phénomènes encore, qui font le monde, et qui, dans un lit, sont désemparés comme des enfants, ou vicieux d’une façon incroyable, ce qui provient de la même cause : une terreur profonde de la femme.
Les perversions ne les étonnaient plus et Mme Julienne, maternelle et attendrie, leur évoquait parfois le bon vieux temps, au cours de séminaires mi-amicaux, mi-pédagogiques, citant le cas de cet énorme potentat connu de la terre entière dont le jeu favori consistait à parsemer sur un tapis rare, recouvert de ses propres excréments, des pierres précieuses que ses courtisanes, pour les posséder, devaient ramasser, mains liées au dos, entre leurs dents. Et Mme Julienne, qui avait un sens aigu de la parabole et de ses responsabilités, ne manquait jamais de conclure :
« La fin vaut les moyens. Si vous voulez réellement de l’argent, il ne faut pas hésiter à aller le chercher là où il se trouve, et de la façon qu’on vous a indiquée. »
Elles ne comptaient plus les monarques qu’elles avaient dû flageller, les généraux qui les priaient de les fouetter alors qu’ils se tenaient nus et au garde-à-vous devant elles, les chefs d’industrie, redoutables et redoutés, sur le visage desquels elles devaient cracher après s’être longuement raclé la gorge, sans parler des financiers réputés, dont les clins d’œil faisaient trembler la Bourse, qu’elles devaient compisser pour parvenir à les émouvoir : routine… Parfois, un avion spécial venait chercher l’une d’entre elles pour une seule nuit dans un palais du Proche-Orient : l’élue en revenait fière, couverte de bijoux, d’hématomes et de présents. Elles savaient qu’ils avaient l’argent facile pour leurs plaisirs, ceux qui le recevaient de naissance sans avoir jamais dû faire aucun effort pour le mériter ou le gagner. Et là-bas, il arrivait que leurs corps blasés pussent s’émouvoir devant des spectacles impensables en Occident. Nadia leur avait raconté qu’un prince musulman lui avait fait l’amour debout, par-derrière, devant une fenêtre donnant sur une cour où avaient lieu, par fusillades et pendaisons, plusieurs exécutions capitales d’opposants au régime.
Satrapoulos remarqua que la main de son invité errait sous la nappe, probablement en quête d’un genou ou d’une cuisse : l’affaire s’amorçait bien. Il avait prévu une espèce de crescendo pour amener son hôte là où il le voulait. Le plus dur était fait. La suite découlait dorénavant de pures lois naturelles. Le Grec pensa qu’il était temps de tâter le terrain en vue de divertissements moins innocents. Il se pencha vers el-Sadek :
« Altesse, j’avais souhaité vous réserver une surprise, mais à la réflexion, je crains qu’elle ne soit un peu osée pour nos jeunes invitées. Et peut-être même pour votre Altesse… »
L’émir, l’œil enflammé, lui lança un regard ironique et interrogateur. Satrapoulos enchaîna :
« Oh ! rassurez-vous, rien de très choquant… Disons plutôt quelque chose d’amusant… d’inattendu…
— Qu’est-ce que c’est ? piailla le chœur des filles.
— Mesdames, je voudrais dégager ma responsabilité… Je ne tiens pas à ce que vous me reprochiez le spectacle par la suite, eut le culot de répondre le Grec.
— Et si nous commencions ? », dit l’émir d’un air impatient.
S.S. leva les bras en un geste résigné, comme vaincu par l’insistance de ses invités. En souriant, il frappa dans ses mains à trois reprises. Il y eut plusieurs secondes de silence absolu. Toutes les têtes étaient tournées vers la porte d’entrée dont les battants s’ouvrirent soudain pour laisser le passage à quatre hommes vêtus comme des esclaves orientaux, porteurs d’un immense plateau de métal, long de plus de deux mètres. Les Nubiens d’opérette déposèrent leur chargement sur le sol, aux pieds des convives. Chacun écarquilla les yeux : sur le plateau, il n’y avait qu’une énorme quantité de grains de mil, rien d’autre. Les regards se tournèrent vers Satrapoulos, toujours souriant. Un cinquième homme entra dans le salon, charriant un sac d’où s’élevaient des pépiements assourdissants. L’homme s’approcha du plateau et ouvrit son sac, libérant une nuée de poussins affamés qui se jetèrent sur les grains. Dans la pièce, tout le monde retenait son souffle. Les filles semblaient fascinées par le vorace appétit des poussins qui se grimpaient les uns sur les autres, se bousculant, faisant dégringoler le grain en rigoles soyeuses.
Brusquement, quelqu’un fit « Oh ! », et l’on vit apparaître un bout de chair, le mamelon d’un sein. À peine dérangés l’espace d’une seconde par le cri, les poussins continuèrent, goulûment, à avaler leur provende. Un second fragment de sein fut mis au jour, puis la courbe d’une épaule : sous le sarcophage de graines, il y avait un corps humain, un corps de femme. Furent dénudés la ligne fuselée d’une cuisse, un fragment de nombril. Alors, le silo vivant fut secoué d’un long frémissement, quelque chose bougea, les poussins inquiets se débandèrent et une superbe brune s’étira, passant sa main dans sa chevelure et sur son visage, où des graines s’accrochaient. Elle se redressa complètement dans un silence stupéfait, et le premier bravo éclata. La beauté anonyme était complètement nue, très à l’aise, sûre de ses formes qu’elle étalait aux regards sans provocation mais sans modestie. Elle salua, un sourire ambigu sur les lèvres, ôta machinalement de son nombril quelques graines qui y étaient restées prisonnières et disparut, légère, sous les applaudissements.
L’émir se tourna vers le Grec :
« Très intéressant. »
Maintenant, ses deux mains ne quittaient plus le dessous de la table, et Satrapoulos se doutait qu’elles s’y livraient à des besognes, confirmé dans son idée par le visage figé et tendu de ses deux voisines immédiates. On apporta des liqueurs, des alcools, vieil armagnac et fine champagne « hors d’âge ». En toute simplicité, el-Sadek dégagea l’une de ses mains, saisit le verre qu’un maître d’hôtel lui tendait, le passa à la blonde assise à sa droite, la pria de le faire boire et enfouit à nouveau sa main sous la nappe. Agacé et comblé à la fois, le Grec ne pouvait s’empêcher d’admirer sa vitalité. Jusqu’à présent, il avait feint de boire, connaissant parfaitement ses limites, désireux de rester maître de lui-même pour demeurer maître de la situation. Ce type semblait phénoménal, résistant à l’ivresse comme d’autres, par les caprices de l’implantation de leurs terminaisons nerveuses, résistaient à la douleur. Les Arabes avaient-ils un foie, et où ?
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