Il faillit avoir un haut-le-cœur en voyant des crétins, devant la porte d’honneur de l’aéroport, dérouler un tapis rouge tandis que des guignols à cheval et en uniforme prenaient place en une double haie. Il sauta de la Rolls, s’engouffra par une entrée de service que pouvaient librement emprunter certains propriétaires d’avions privés et demanda par téléphone, dans un petit salon prévu à l’usage de ces privilégiés, qu’on lui précisât l’heure d’arrivée de son appareil. On lui répondit qu’il était annoncé, cette urgence signifiant que, à la moindre fausse manœuvre de sa part, ses projets tomberaient à l’eau. Au comble de l’énervement, il sectionna à demi d’un coup de dents le cigare qu’il s’apprêtait à allumer, et arpenta en tous sens le petit salon, jetant des regards fréquents à sa montre et à la piste d’atterrissage. De quoi se mêlaient-ils ? Pourquoi ne lui foutait-on pas la paix ?
N’y tenant plus, il sortit de la pièce et s’engagea sur l’aire d’arrivée. Sa voiture l’attendait devant la porte. Il y grimpa et, dans le mouvement qu’il faisait pour s’asseoir, il aperçut son avion qui atterrissait.
« Filez là-bas ! », dit-il à son chauffeur.
Niki embraya et se dirigea vers l’extrémité de la piste. L’appareil venait de s’immobiliser. En descendirent deux géants basanés vêtus à l’européenne qui posèrent un regard soupçonneux sur les environs, comme si un attentat allait être commis sur la personne de leur maître. Puis l’émir apparut, enveloppé dans une immense djellaba, un turban sur la tête, d’énormes lunettes noires masquant ses yeux. Le Grec se précipita à sa rencontre pour l’accolade. En peu de mots, pendant qu’il le guidait vers la Rolls, il l’informa que le gouvernement français avait prévu, en son honneur, une petite réception. L’émir eut l’air très contrarié, ce dont le Grec n’avait jamais douté. El-Sadek lui glissa à l’oreille :
« Je me serais bien passé de ce comité d’accueil. Mes sujets ni mes pairs ne doivent savoir que je suis venu en France. Comment l’indiscrétion a-t-elle été commise ?
— Les services de sécurité, Altesse. Le Quai d’Orsay a voulu vous honorer.
— C’est d’une rare maladresse. »
S.S. eut un geste d’impuissance navrée, prit un air complice et lança :
« Nous allons essayer de les semer. »
Malheureusement, il fallait que la voiture passe devant la porte d’arrivée, seul accès à la sortie de l’aéroport. Le Grec dit à son chauffeur :
« Vous allez rouler très lentement, comme si nous étions sur le point de nous arrêter. Quand vous arriverez devant les militaires à cheval, allez-y ! Écrasez l’accélérateur ! »
Niki hocha la tête pour montrer qu’il avait parfaitement compris. Lorsqu’il dépassa l’angle du mur, il vit les gardes républicains et leur chef, un peu à l’écart sur son cheval, l’air indécis. En groupe devant la porte, des hommes en civil, assez tristes et compassés pour être des officiels. L’officier qui commandait les cavaliers aperçut la voiture au même moment.
« Sabre au clair ! », cria-t-il.
Les hommes exécutèrent la manœuvre. L’émir se rencogna sur ses coussins et détourna le visage. Niki, comme son patron le lui avait demandé, écrasa l’accélérateur, trop heureux d’obéir à un ordre contraire à tous les principes de Satrapoulos : S.S. détestait les changements de régime et, d’une façon générale, les mouvements qui n’étaient pas coulés. La voiture s’arracha littéralement. Quand elle sortit de la cour sur les chapeaux de roues, le Grec risqua un regard par la lunette arrière : il vit les pantins en noir s’agiter et s’interpeller, avec de grands gestes, pendant que l’officier faisait dégager ses hommes. Les chevaux, empêtrés dans les bagages qui ne cessaient de s’entasser dans leurs pattes, donnaient beaucoup de mal aux hommes qui les tenaient en main. Satrapoulos ne put s’empêcher de rire : ce qu’ils pouvaient avoir l’air con !
Hadj Thami el-Sadek développait une théorie qui lui était personnelle :
« Dans la catégorie des rosés, c’est le Cliquot 1929 qui a le plus de corps. En revanche, je donnerais tous vos Calon-Ségur pour une seule bouteille de Romanée-Conti de la grande année. »
Satrapoulos était ébahi que son hôte fît montre d’autant de connaissances œnologiques :
« Altesse, je ne m’attendais vraiment pas à ce que vous connaissiez les vins français mieux que moi.
— C’est parce que vous êtes grec… », lui rétorqua l’émir avec malice. Il ajouta :
« Je sais quelle est la question qui vous brûle les lèvres : comment un musulman peut-il enfreindre les lois du Coran en buvant de l’alcool ? »
S.S. leva les mains pour montrer qu’il ne se serait pas permis d’avoir une idée pareille.
« Tsst tsst tsst ! fit el-Sadek d’un air espiègle. Eh bien, je peux vous répondre, même si vous vous défendez de vous être posé le problème ! Le Coran est beaucoup plus subtil que la Bible. Nous pouvons nous permettre de nous passer bien des fantaisies sans être pour cela en état de péché mortel. Ce qui nous permet de rester vertueux le reste du temps. Le Prophète connaissait trop la nature humaine pour lui imposer des lois en opposition avec ses penchants innés. Aussi est-il écrit dans le texte sacré que « nul ne boira de l’alcool entre le lever et le coucher du soleil ». Vous conviendrez que cet horaire nous laisse une certaine marge de sécurité. »
Ayant dit, il siffla une nouvelle coupe de champagne. Le Grec n’aurait jamais pu imaginer qu’on puisse boire autant sans rouler ivre mort sous la table. Il était totalement déconcerté par l’attitude de son invité. À Baran, il avait rencontré un vieillard méfiant, ascétique, presque hostile. Et chez lui, à Paris, il dînait avec un homme gai, disert et cultivé. Heureusement. Car il avait eu un épouvantable choc, en début de soirée, en voyant apparaître el-Sadek en méchants vêtements civils qui puaient la confection, flottant autour de la taille, faisant des creux sous les épaules. Il avait eu l’impression d’avoir convié un ouvrier nord-africain maigre et endimanché. Puis l’émir avait parlé et le miracle s’était produit.
On en était au canard au sang et S.S. ne pouvait s’empêcher de songer qu’il se trouvait non pas en son hôtel de l’avenue Foch, mais au cœur d’une revue de troisième ordre dans une boîte faisandée de Pigalle. En dehors des maîtres d’hôtel qui servaient le dîner, et qui eux seuls semblaient à leur place, les autres convives juraient avec le mobilier précieux, les toiles de maîtres, les paravents de Coromandel et les collections d’ivoire et d’opaline : des femmes, jeunes, toutes blondes et déjà éméchées. Par les soins de son secrétaire parisien, le Grec les avait louées à une agence spécialisée dans la prostitution à domicile. À Paris, tout le monde avait recours aux bons offices de Mme Julienne, selon qu’il s’agissait de divertir dans son domestique un roi nègre en visite, des industriels flamands venus signer des contrats, des hommes politiques excédés par d’interminables conférences internationales, voire des amis qui n’y voyaient que du feu dans l’opération : l’inviteur recevait, chez lui l’invité, qui rencontrait là de jolies femmes présentées comme des relations mondaines — Birgitta est la fille du consul de Finlande, le père de Nadia est un gros importateur de coton, etc. — de telle sorte qu’il était certain, après avoir emballé les mignonnes, de ne devoir ses triomphes qu’à son charme irrésistible, alors qu’en réalité il n’avait fait l’amour qu’à une putain de haut vol, payée par son hôte pour se plier à ses fantaisies.
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