« Si vous voulez bien approcher…, c’est ici.
— Du courage… », dit le flic.
L’infirmier ajoutait :
« Autant vous dire que c’est pas beau à voir… Ah ! les salauds, qu’est-ce qu’ils l’ont arrangée ! »
Un goût de bile dans la bouche, Maria, toujours au bras du policier, s’avança vers le plumier-cercueil. D’un geste brusque, l’employé découvrit ce qui avait dû être un visage : de la peau cireuse, déformée, comme arrachée avec des pinces, pendant n’importe comment autour des orbites creuses, dépouillées de leurs yeux. Le corps n’était pas moins épargné, couvert de plaies, de bleus, d’ecchymoses, là où il y avait encore de la chair, car Maria constatait, au bord de l’évanouissement, que des morceaux entiers de muscles avaient disparu. Ni compressés ni arrachés. Non. Simplement disparus, laissant les os à nu. Et pourtant, elle savait que ce corps mutilé était celui de Tina : elle avait coiffé ces cheveux, savonné ces épaules, essuyé ces bras, fardé ce visage en bouillie dont la seule ossature lui permettait de le reconnaître. Elle avait retardé ce moment ignoble tant qu’elle avait pu, prévenue de l’horreur qui l’attendait, et maintenant, elle ne pouvait plus en détacher les yeux. Elle sentit une pression contre sa main :
« C’est elle ?
— Je crois, oui… »
Et elle hochait la tête, stupidement, de haut en bas.
« Venez, nous allons vous montrer les vêtements qu’elle portait quand on l’a retrouvée. »
L’infirmier, sans même rabattre le drap, alla chercher dans un casier un paquet de lainages :
« Sa jupe… Ses pantoufles… ses bas… sa robe… et ce collier. »
Maria le lui avait offert trois jours plus tôt. Elle en caressa les perles entre ses doigts, hocha à nouveau la tête sans pouvoir proférer un mot.
Un policier fit un signe à l’infirmier :
« À tout à l’heure. »
Avec son collègue, il entraîna Maria qui se laissait conduire comme une algue à la dérive. Au moment de franchir la porte, elle se retourna vers l’employé :
« Qui lui a fait ça ? »
Elle avait lancé sa phrase en grec, il ne comprit pas ce qu’elle demandait. En anglais cette fois, Maria interrogea le policier :
« Qui lui a fait ça ? »
L’autre répondit :
« Des vautours. »
Malgré sa réussite éclatante, le Prophète était amer. Il était assez pervers pour se payer le luxe de sentiments élevés, purs, nobles, malgré la façon dont lui-même avait fait fortune. Trop intelligent pour ne pas voir qu’elle était suspecte, il n’était pas assez fort pour admettre les moyens auxquels il avait eu recours. En résultaient des états pénibles, des questions sans réponses, des ruminations à n’en plus finir qui le laissaient brisé et mal dans sa peau.
Ce qui le dégoûtait surtout, alors qu’il voguait personnellement dans les eaux du système, c’est que pas une fois, pas une seule, il n’avait rencontré un consultant préoccupé par autre chose que lui-même. On ne venait jamais le voir pour qu’il étende les bienfaits de ses voyances à autrui. Quand cela arrivait, c’était encore à leur petit « moi » que ses clients faisaient référence : « Est-ce qu’il m’aime ? Est-ce qu’il pense à moi ? À-t-il quelqu’un d’autre que moi dans sa vie ?… » Moi, moi, toujours moi ! Parfois, il avait envie de leur crier : « Et moi alors ? » mais, simultanément, il comprenait que cette revendication rentrée le mettait au même niveau que les autres. Ils venaient lui parler d’eux, il aurait souhaité les entretenir de lui. Il était comme tout le monde, et cela le faisait souffrir. Si au moins il avait pu posséder le dixième des certitudes qu’on lui prêtait ! Il vivait, bien sûr, mais cela ne lui suffisait pas. Encore fallait-il qu’il sache pourquoi. Il avait un pouvoir sur une foule de gens qui lui étaient étrangers, sans pour autant en retirer le moindre confort intellectuel. On l’appréciait pour ce qu’il refusait de reconnaître, on ne le laissait jamais parler des sujets sur lesquels il aurait aimé être entendu. De cette équivoque naissait son désarroi.
Mario, l’homme qui lui servait de chauffeur et de valet de chambre, entra dans son bureau. Dans ses bras, il tenait une espèce de coffre clouté, ressemblant à ces fameux coffres de pirates qui l’avaient fait rêver au cours de son enfance :
« Qu’est-ce que c’est ?
— C’est pour monsieur.
— Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Je ne sais pas, monsieur.
— Qui vous a donné ça ?
— Un monsieur.
— Quand ça ?
— Tout de suite, monsieur. Le monsieur est dans l’entrée.
— Mais… je n’ai pas de rendez-vous… Enfin, quoi, Mario ! Explique-toi !
— Le monsieur m’a dit : « Je n’ai pas de rendez-vous « avec monsieur, mais donnez-lui ceci, qu’il l’examine et « demandez-lui de me recevoir. »
Le Prophète resta perplexe. Méfiant, il se demanda un instant si le coffre ne contenait pas une machine infernale. Les gens sont fous… Il avait peut-être mal orienté une épouse délaissée et allait devoir subir les foudres du mari ? Qui pouvait donc souhaiter sa mort ? Mario déposa l’objet sur le sol. Il tendit une petite clef au Prophète. L’autre la prit, hésita à la glisser dans la serrure, fut tenté de prier son domestique de le faire pour lui, y renonça et, pas tranquille du tout, le fit lui-même : il n’y eut pas d’explosion. Mais la vision qui s’offrit à lui lui causa un choc peut-être aussi violent. Il referma précipitamment le couvercle du coffre et dit à Mario, qui n’avait pu en voir le contenu, de le laisser seul. Il ajouta :
« Faites patienter ce monsieur. Je vais le recevoir. »
Quand il fut certain que son factotum était sorti, il ouvrit le coffre à nouveau : jusqu’à ras bord, il était plein de pièces d’or. C’était sans doute une façon bien romanesque de s’annoncer, mais indéniablement, elle était efficace ! Ce qui l’étonna le plus, ce fut de voir la carte qui accompagnait l’irrésistible envoi : il attendait une femme, il s’agissait d’un homme. Le carton portait simplement un nom : « Herman Kallenberg. » La première réaction du Prophète fut la panique : Kallenberg venait pour se venger du tour que lui avait joué Satrapoulos. Et ce tour, c’était lui, Hilaire Kalwozyac, qui le lui avait soufflé.
Pourtant, son visiteur devait avoir des intentions pacifiques. Lorsqu’on veut casser la figure à quelqu’un, on ne lui apporte pas une caisse d’or à domicile.
Le Prophète connaissait trop les hommes pour ne pas savoir qu’un cadeau de cette envergure appelait en contre-partie un service futur en échange. Lequel ? Un mouvement d’humour le fit s’imaginer se tirant les cartes pour l’apprendre. C’était plus simple : il n’y avait qu’à le faire entrer, le laisser exposer lui-même sa demande. Le Prophète sonna Mario :
« Voulez-vous conduire ce monsieur jusqu’à moi… »
Trente secondes plus tard, Mario introduisait l’armateur dans le bureau. Le premier contact fut bizarre. Le Prophète avait décidé d’attendre que Kallenberg ouvre la bouche le premier. Quant à Herman, il s’était juré de ne rien dire tant que l’autre n’aurait pas parlé. Cela donna deux hommes debout, muets, autour d’un coffre. Comme la durée de ce silence oppressait le Prophète, il céda. Comme il était furieux d’avoir dû céder, il fut assez agressif :
« Monsieur, soyez le bienvenu chez moi… (désignant le coffre)… mais vraiment… je ne vois pas… je ne comprends pas… Je ne suis pas une banque. »
Kallenberg lui fit un grand sourire et s’avança la main tendue :
« J’ai tellement entendu parler de vous que j’ai voulu vous connaître. Je m’appelle Kallenberg. Je suis armateur. »
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