Elle n’aurait jamais imaginé pouvoir trouver loin de chez elle tout ce qu’elle aimait, qui faisait sa joie de vivre : de l’herbe, des arbres, de la nourriture — elle se promettait de dévaliser le stand le lendemain —, de l’eau et des animaux. Peut-être aussi qu’une de ces personnes fréquentant le jardin pourrait comprendre sa langue ? Elle lui raconterait alors tout ce qu’on lui avait fait, lui demanderait de la faire retourner dans sa maison.
Depuis combien de jours l’avait-on enlevée ? Elle ne savait pas. Les drogues qu’ils mettaient dans son verre, chaque fois qu’elle avait soif, lui avaient fait perdre la notion du temps. Ses actions, au lieu de se dérouler suivant une ligne chronologique, lui paraissaient soit se grouper, concentrées dans un temps réduit, soit se dilater, et emplir une éternité dont elle savait très bien qu’elle ne l’avait pas vécue. Elle avait accompli pourtant plus de choses au cours de ces dernières heures qu’au long de plusieurs années dans son pays. Des choses différentes, dans des endroits différents peuplés de visages différents. Des choses importantes. Elle essaya de se rappeler les choses importantes ayant émaillé sa vie, mais n’en trouva pas. Tout au plus, se souvint-elle de détails inattendus, comme cette lapine qu’elle avait soignée. Et d’un foulard que lui avait offert son mari, rouge, avec des dessins vert et or. Son mari était-il mort ? Oui, sûrement, parce que, sinon, il ne les aurait pas laissés faire. Et ses enfants ? Elle tenta de compter sur ses doigts combien elle en avait eus. C’était curieux, elle n’arrivait pas à revoir leurs visages ni à se remettre en mémoire le nom qu’elle leur avait donné. Filles ou garçons ? Elle ne savait plus, peut-être les deux… Quelle importance ? Ils partaient, à peine sortis de l’enfance, et on ne les revoyait plus, ils ne donnaient pas de nouvelles, ils n’envoyaient pas d’argent. Socrate ! Socrate ne lui avait jamais fait parvenir une seule drachme. Si elle avait su où il se trouvait, elle l’aurait appelé à son secours pour qu’il vienne la chercher et la reconduire à la maison. Lentement, la pensée de Tina sombrait, incapable de mettre un lien entre les images qui se présentaient à elle, pas tout à fait le sommeil, mais déjà le premier envahissement du rêve.
Il y eut un bruit au-dessus d’elle, qui la tira de sa torpeur. Un choc sourd, qui ne pouvait pas provenir de l’intérieur de la cabane, car ses occupants étaient bien trop légers pour l’avoir provoqué. Elle ouvrit à demi les yeux et prêta l’oreille. Son regard ne rencontra qu’une chape opaque, d’un noir absolu, d’une épaisseur totale. Le bruit revint, comme si l’on avait raclé l’un contre l’autre deux morceaux de métal. Elle sentit alors un déplacement d’air prodigieux et quelque chose de lourd qui se posait près d’elle. Elle se redressa et se rencogna contre le mur, le cœur battant la chamade. Malgré la terreur qui maintenant l’envahissait, elle osa un geste. Elle avança la main, lentement. Rien… La chose devait être plus loin.
Elle allongea le bras un peu plus, et elle toucha. Des plumes, mais accrochées à une masse compacte, énorme, une masse impossible pour aucun oiseau. Elle retira la main vivement, à l’instant où un second déplacement d’air, suivi du bruit d’une chute lourde et souple, la faisait se dresser comme un ressort sur sa litière. Elle sentit son bras happé par quelque chose de métallique, une pince puissante qui s’enfonça dans sa chair.
Elle hurla, reçut une bouffée de puanteur en plein visage, eut la perception abominable d’un objet dur frôlant le bas de son menton, remontant le long de son nez, tout contre l’arcade sourcilière, et un poignard pénétra jusqu’au fond de son œil. Battant des bras, elle voulut se précipiter vers l’ouverture qu’elle ne voyait même plus, l’œil valide aveuglé par un halo de sang. Elle se cogna la tête, voulut hurler à nouveau mais retomba, assommée. Elle eut l’énergie ultime de se rouler en boule, dans un geste dérisoire de défense et de protection. Malgré ses mains dont elle s’était couvert le visage, le poignard fouilla ses joues, cherchant son autre orbite, pendant qu’un linceul immense, vivant et fétide, d’un poids à la fois mou et monstrueux, s’abattait sur elle dans un vaste battement d’ailes et l’ensevelissait. Des crochets d’acier lui labourèrent le corps, arrachant des lambeaux de sa chair.
Maria eut une hésitation devant le seuil de la morgue. On a beau être infirmière, on ne s’en trouve pas immunisée pour autant devant certaines visions. Elle avait passé une nuit blanche, assise dans son lit, sursautant au moindre bruit, guettant la sonnerie du téléphone qui lui fournirait la réponse à la question qu’elle se posait : où est Tina ? Fouillet, sur ses prières, n’avait lancé la chasse qu’à dix heures du soir. Une heure après que la police eut été informée de la disparition, Maria recevait dans son appartement la visite d’un homme qu’elle n’avait jamais vu, qui ne déclinait même pas son nom et lui disait :
« Je suis l’un des proches collaborateurs de M. Satrapoulos. Je l’ai informé de ce qui vient d’arriver. Il m’a prié de vous transmettre ceci : à partir de tout de suite, je prends cette affaire en main. Ne vous occupez plus de rien. »
Maria avait éclaté en sanglots, ne mettant pas en doute une seconde ce que venait de lui affirmer, en grec, son interlocuteur. Comme elle continuait à pleurer, il avait ajouté :
« M. Satrapoulos m’a également chargé de vous dire que vous n’avez absolument rien à vous reprocher. Il ne vous tient pas pour responsable de la disparition de sa mère. Toutefois, il exige de vous une discrétion absolue. Tant que Mme Satrapoulos ne sera pas retrouvée, personne ne doit être au courant de sa fugue. Vous m’avez bien compris ? »
Maria hocha la tête. Entre deux spasmes, elle ne put que bredouiller :
« C’est épouvantable… C’est épouvantable… »
L’autre avait hoché la tête, s’était incliné et lui avait lancé, en prenant congé :
« Ne bougez pas d’ici et attendez mes instructions. »
La longue veillée avait commencé. À huit heures du matin, comme elle allait s’assoupir, le téléphone avait sonné. C’était Fouillet :
« Deux messieurs de la police montent chez vous. Voulez-vous les recevoir, je vous prie ? »
Avaient débarqué deux types, qui la priaient de les suivre. Maria avait crié :
« Vous l’avez retrouvée ? »
Les visiteurs avaient échangé un bref regard et l’un d’eux avait expliqué :
« Nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse de Mme Satrapoulos. Mais nous devons tout vérifier, vous comprenez… On a retrouvé, il y a une heure, une dame âgée au Jardin des plantes. Morte. Il faudrait que vous veniez l’identifier. »
Maria leur demanda une minute pour s’habiller. Elle était en robe de chambre et passa dans la salle de bain. Elle se vit dans une glace et se trouva hideuse, les yeux rouges et cernés, le visage creusé, les cheveux ternes. Machinalement, elle enfila une robe, se peigna vaguement et renonça à se maquiller :
« Voilà. Je suis prête. »
Sur la place Vendôme, une voiture attendait, sans signe distinctif. Elle démarra. Maria hasarda timidement.
« C’est un accident ? »
Celui qui lui avait adressé la parole en premier, probablement parce qu’il était le seul des deux à parler l’anglais, lui répondit :
« Oui… Un accident. Un horrible accident. Je crains que vous n’ayez beaucoup de mal pour l’identifier… si c’est d’elle qu’il s’agit. »
Ils n’avaient plus dit un mot pendant le parcours. Maria s’attendait à quelque chose d’horrible, et maintenant, devant la porte, elle ne pouvait plus faire un pas. L’un des policiers la prit par le bras. Arrivés au bout d’un couloir, ils pénétrèrent dans un ascenseur qui s’enfonça de plusieurs étages au-dessous du rez-de-chaussée. La porte coulissa, un homme vêtu de blanc était là, qui semblait les attendre. Il les précéda dans un autre couloir, ouvrit une porte et les laissa passer devant lui dans une pièce nue où ils s’immobilisèrent. L’homme dégagea du mur une espèce de long plumier, dont le contenu était caché par un drap.
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