C’était la première fois qu’il lui communiquait l’un de ses états d’âme. Elle le serra encore plus fort dans ses bras. Elle avait lu les journaux, bien sûr, mais n’arrivait pas à comprendre en quoi Herman était lié aux histoires de Satrapoulos et de sa mère.
« C’est grave ?
— Assez, oui… »
Il lui répondait ! Elle en fut parcourue par une espèce de frisson électrique, en ressentant comme de la fierté. Malgré elle, elle laissa échapper une stupidité qui allait sans doute briser cet instant rare :
« Tu es de quel signe ? »
Il ne hurla pas, ne haussa pas les épaules, ne quitta pas la pièce en l’injuriant. Simplement :
« Bélier… Pourquoi ?
— Comme ça… Ça m’est venu à l’esprit.
— Tu y crois ?
— Je ne sais pas. Mais Satrapoulos, oui. Lena m’a raconté que Socrate ne faisait jamais rien sans aller consulter son astrologue. »
Elle le sentit se raidir :
« Un astrologue ?
— Un voyant, quelque chose comme ça. Un type qui vit au Portugal, à côté d’Estoril… Attends… il s’appelle… Le prophète ! Le Prophète de Cascais !
— Tu es sûre de ça !
— Socrate a même avoué à Tina qu’il ne l’aurait pas épousée si son type le lui avait déconseillé… »
Herman se redressa à demi, l’œil brillant :
« Tu le crois assez idiot pour faire des choses pareilles ?
— Puisque je te le dis ! Il n’a jamais signé le moindre contrat sans l’avoir consulté. »
En une seconde, Kallenberg fut sur pied, une expression batailleuse sur le visage d’où un peu de sang coulait encore. Irène fut immédiatement sur ses gardes : apparemment, la fête était finie. Mais non… Herman se pencha gentiment sur elle, l’embrassa sur le front et lui dit :
« Merci ! Tu ne peux pas savoir comme c’est précieux, ce que tu viens de m’apprendre. »
Irène se demanda si elle ne rêvait pas, s’il était sérieux : le choc peut-être ? Pourtant, Herman était calme et souriant. Elle en resta tout interdite.
Tina était agenouillée auprès de La Poilue lorsque son infirmière dut la quitter pour aller voir qui frappait à la porte de l’appartement contigu. À peine Maria avait-elle disparu dans l’embrasure de la porte communicante que la vieille, aux aguets, se précipitait vers la sortie. Maria avait commis l’erreur de tirer le verrou intérieur de la chambre, alors qu’elle aurait dû la faire fermer à clef de l’extérieur. Un coup d’œil à droite, un autre à gauche, déjà, Tina fonçait dans le couloir, le suivait jusqu’à son extrémité, prenait une entrée de service, descendait un étage et s’arrêtait sur le palier. Elle était vêtue d’une robe noire et chaussée de pantoufles. Elle ouvrit la porte d’une resserre où les domestiques rangeaient leurs affaires, palpa de la main les objets qui s’y trouvaient, balais, chiffons, un cabas rempli de bouteilles d’encaustique, un manteau de femme bleu marine, râpeux et léger. Elle l’endossa, débarrassa le sac de ses bouteilles.
Quelques minutes plus tard, alors que Maria, affolée par la disparition de Tina, donnait l’alerte, Athina Satrapoulos trottinait dans la rue de Rivoli, tournant le dos à la Concorde. En plein mois d’août à Paris, une vieille femme en noir faisant son marché en pantoufles n’a rien de surprenant, même dans le I erarrondissement.
Hormis s’éloigner le plus vite possible de l’endroit où on l’avait séquestrée, elle n’avait aucun but, marchant rapidement à l’ombre des arcades, droit devant elle, ne tournant même pas la tête pour observer les vitrines tentantes dont elle avait perdu le souvenir. Elle passa devant la place des Pyramides, la place du Palais-Royal et continua sa course du même pas régulier et vif. Arrivée à la hauteur de la tour Saint-Jacques, elle vira à droite, sans raison, d’instinct, longea le théâtre Sarah-Bernhardt et s’engagea sur la gauche, cette fois, quai de Gesvres. Elle eut soudain plus de mal à avancer car les devantures des bouquinistes étaient envahies de touristes formant bouchon. L’air était sec, saturé de poussière, de chaleur, de relents de goudron et d’essence. Elle ne fit qu’une brève halte, à la hauteur du pont d’Arcole, pour regarder un vieil homme qui distribuait du grain à des pigeons. Maladroitement, elle essaya d’en caresser un qui picorait à ses pieds, mais le pigeon s’éloigna d’elle. L’homme qui les nourrissait lui sourit et lui dit quelques mots dans sa langue, qu’elle ne comprit pas.
Elle reprit sa course, soucieuse de n’être pas rattrapée. Quai de l’Hôtel-de-Ville, pont Louis-Philippe, quai des Célestins. Arrivée au début du quai Henri IV, elle hésita, rebroussa chemin pour s’engager sur le pont Sully, qu’elle traversa, Notre-Dame à sa droite, la fuite du fleuve sur la gauche, des voitures partout, et cette puanteur de gas-oil. La Seine franchie, elle se retrouva à l’angle où la rue des Fossés-Saint-Bernard et le boulevard Saint-Germain viennent mourir de conserve, à la pointe de la Halle aux Vins, dont elle longea les grilles. Il était près de quatre heures de l’après-midi. Elle dépassa la rue Cuvier et jeta un coup d’œil curieux à travers d’autres grilles derrière lesquelles elle apercevait, à sa grande stupeur, des animaux ressemblant à des chèvres, à des chiens, ou des loups, en cage. Elle voulut entrer dans cet endroit où elle ne serait pas dépaysée, chercha la porte, ne la trouva pas, revint sur ses pas et eut le nez sur l’entrée principale. Elle s’y engagea. Un homme en bleu, coiffé d’une casquette, l’arrêta d’un geste :
« Madame, votre ticket… »
Elle le regarda sans comprendre.
« Un franc », ajouta l’homme en brandissant un doigt levé, pour mieux signifier le prix et l’unité.
Tina hocha la tête. Voyant son embarras, le gardien frotta le pouce et l’index de sa main droite l’un contre l’autre, geste international s’il en fut. Tina hocha la tête une fois de plus. Le gardien dit :
« Des sous… Un franc l’entrée. Vous les avez pas ? »
Ce disant, il tapotait les poches latérales du manteau volé par Tina. Il entendit un cliquetis de pièces de monnaie. La vieille plongea une main dans la poche et ramena dans sa paume, qu’elle ouvrit, trois pièces de un franc et deux de vingt centimes. Le gardien en préleva une et lança à Tina qui s’éloignait dans l’allée centrale :
« Et on ferme à dix-sept heures ! »
La vieille se joignit à un groupe de touristes en contemplation devant une volière. Plus loin, elle entra dans un pavillon puant le fauve et empli de serpents absolument énormes. Elle n’en avait jamais vu d’aussi gros et se demanda combien de bêtes leur étaient nécessaires pour se nourrir chaque jour. À un étalage, elle donna une autre pièce de monnaie et s’empara d’un paquet de cacahuètes qu’elle commença à éplucher distraitement, fascinée par ce qu’elle voyait, ayant totalement oublié Maria, le Ritz, ses pompes et ses œuvres.
Devant l’enclos des singes, elle s’arrêta longuement au milieu d’une troupe d’enfants qui leur jetaient des friandises. Plus loin, elle observa les ours, qu’elle trouvait beaux, alors que les promeneurs les entourant et leur criant des phrases lui semblaient blêmes, fragiles et de santé précaire. Pourquoi enfermait-on les animaux ? Elle contempla également les daims, les éléphants, les chamois et les immenses volières dans lesquelles voltigeaient des oiseaux qu’elle n’avait jamais vus, et dont elle ignorait qu’ils pussent exister, tant leurs couleurs lui paraissaient irréelles.
Elle se trouvait devant la cage aux fauves lorsque retentit un coup de sifflet. D’instinct, elle voulut fuir, pensant que cet appel ne pouvait être lancé que pour elle, par ceux qui devaient la chercher. D’autres coups de sifflet suivirent, et elle vit les gens qui l’entouraient faire un mouvement de repli nonchalant en direction de la sortie. Elle partit immédiatement dans une direction contraire, ne voulant pas retourner dans les rues dangereuses, pleines d’inconnu, hostiles. Elle savait que, dans ce jardin, qui allait fermer, elle serait à l’abri, que nul ne pourrait la retrouver pour peu qu’elle y découvre une bonne cachette.
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