« Voulez-vous un jus de fruits ?
— Champagne. »
Il regarda l’hôtesse qui l’avait immédiatement repéré parmi les autres passagers, mais ne lui trouva rien qui puisse l’exalter. À tout hasard, pour voir, il la rappela :
« Mademoiselle !
— Monsieur ? »
Il l’obligea à se pencher vers lui et lui glissa à l’oreille :
« Vous descendez à quel hôtel ? »
Sur le même ton de confidence, elle lui glissa :
« Je retourne à Paris tout à l’heure et repars pour Londres ce soir…
— Ah !… »
Dun était dépité. Ce mot Londres avait provoqué une crispation de son estomac. Il répondit :
« Dommage… On se reverra peut-être sur une autre ligne…
— Peut-être. Voulez-vous que je vous donne mon téléphone à Paris ?
— Oui, oui… Si vous voulez… »
Sur un ton distrait. Il n’en avait rien à faire, de son téléphone à Paris : c’était exactement comme s’il avait déjà couché avec elle. Dans un bouquin de Huysmans qu’il avait lu — il était resté enfermé pendant trois jours dans une chambre du Quartier latin avec une étudiante américaine qui faisait des études en Sorbonne sur la littérature française au XIX eet, entre deux étreintes, avait dû l’aider à s’imprégner de l’ouvrage qui était titré À rebours — dans ce bouquin, donc, il y avait un type qui s’appelait Des Esseintes, un personnage épatant, bien que le livre soit plutôt rasoir. Ce Des Esseintes, c’était un cas : pas d’ennuis d’argent, un valet de chambre, une cuisinière, un hôtel bourré d’objets rares, inutiles et raffinés parmi lesquels une tortue vivante dont la carapace était enchâssée de pierres précieuses de telle façon que la lumière, lorsque l’animal se déplaçait pour aller bouffer ses feuilles de salade, s’accrochait aux joyaux et en renvoyait le reflet dans l’appartement, comme ces boules de faux cristal tournoyant, le temps d’un tango ou d’une valse musette, dans les bals nègres du XV earrondissement. Un jour, Des Esseintes doit partir pour Londres — merde ! encore Londres ! Ses bagages sont prêts, à ses pieds. Il est en avance, assis dans un fauteuil. Son larbin lui apporte un xérès et, pendant qu’il le sirote, il imagine son voyage, la gare Saint-Lazare, le ferry-boat, le train, la gare Victoria, ses amis qui l’attendent sur le quai, leur voiture, ce qu’il mangera le soir, de quoi ils parleront, la journée suivante, qu’il passera d’une certaine façon, dans tel musée et tel salon de thé, tel restaurant, et le retour, dans l’ordre inversé de ces futilités déprimantes, la voiture des amis, l’adieu des amis à Victoria Station, le ferry-boat, la gare Saint-Lazare, son salon enfin. Quand son maître d’hôtel vient le prévenir qu’il est l’heure de s’en aller, il lui répond :
« Non merci, je ne pars plus. Je suis déjà de retour. »
C’était exactement le sentiment que Raph éprouvait souvent : il était déjà de retour, revenu de tout sans y être forcément allé. Quand il était las, les femmes lui devenaient insupportables, mijaurées, mièvres en mal de mots et dont il pouvait supputer, à certains détails du visage, grain de la peau, forme et couleur des yeux, dessin de la bouche, plantation des cheveux, tout le plaisir qu’il en pourrait tirer. Parfois, son imagination allait si loin qu’il les avait possédées avant même de les avoir étreintes. Dans ces conditions, à quoi bon faire un effort ?
« Nous allons atterrir dans quelques instants… Nous vous prions d’attacher vos ceintures. »
Par le hublot, Dun voyait la mer et la longue langue de plage, serpent ocre-jaune ondulant contre le cobalt de l’eau… À peine arrivé dans le hall de l’aéroport, il tomba sur Lise, grande famille et petite cervelle — les Loeb, pipelines en tout genre.
« Qu’est-ce que tu fais là ?
— J’arrive, tu vois.
— Tu restes longtemps ?
— Sais pas encore.
— Tu vas à Cannes ?
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Formidable ! Viens avec moi !
— Où ça ?
— Chez Danielle. On s’emmerde, on est cinq filles.
— Danielle qui ?
— Dis donc, tu as la mémoire courte ! Danielle !… »
Danielle Valberger, la plus belle propriété de la Côte. Elle avait voulu mourir pour Raph. Enfin, elle s’en était vantée. Et même, paraît-il, avait vraiment essayé de le faire. Dun, qui la considérait comme une tragique, genre qu’il vomissait entre tous, avait jugé plus sage de partir en voyage, le temps que la crise se tasse.
« Elle va bien ?
— En pleine forme !
— Qui sont les autres ?
— Il y a Mimsy… Eliane… Marina… Ça fait trois… Danielle et moi, cinq. C’est marrant de te rencontrer, ce matin encore on a parlé de toi. Il était terrible, ton reportage. »
Raph sentit la petite araignée lui mordre l’estomac une fois de plus :
« — Quel reportage ?
— Sur Harlem. »
Il l’avait oublié, celui-là… Il avait la sensation que tout le monde était au courant de son ratage. Il poussa un soupir, à demi rassuré :
« Qu’est-ce que tu viens faire ici ? »
Lise ouvrit de grands yeux et s’exclama :
« Zut ! J’allais oublier ! T’as pas vu Nicole dans l’avion ?
— Nicole qui ?
— D’Almerida.
— Pas vue, non. Tu es marrante, toi, avec tes prénoms. Comment veux-tu que je m’y retrouve ?
— Salaud, tu les connais toutes. Elle a dû rater l’avion. Allez, viens, je t’embarque !
— Qui t’a dit que je venais ?
— Tu as déjà vu un homme refusant une invitation dans un harem ?
— Pourquoi êtes-vous seules ?
— C’est le père de Danielle. Il a dû rentrer à Paris. Il a accepté de laisser sa descendante dans son domaine, à condition que ses gentilles petites camarades lui servent de duègnes. Leur tête, quand elles vont te voir ! »
Dun hésitait, perplexe. Lise insista :
« Viens d’abord te baigner et prendre un verre. Si tu nous trouves trop moches, tu pourras toujours aller voir ailleurs. Tu as une bagnole, non ? J’ai la mienne. Pas de bagages ? Parfait ! Tu comprends, c’est moi qui suis de corvée. On a tiré au sort entre nous pour savoir qui viendrait attendre Nicole. Chouette ! Un homme au pensionnat ! »
Il y a tout de même de bons moments dans l’existence. Raph était en maillot, couché sur un matelas pneumatique, un verre de scotch à la main. Son radeau dérivait lentement dans la piscine, poussé par des mains bronzées, fines, délicates, aux ongles soignés et effilés. Sur le patio, un électrophone moulait de la musique de jazz. Droit devant lui, la tête tournée vers le ciel, il apercevait la pointe d’un cyprès et les ovales minuscules et argentés des feuilles de la plus haute branche d’un olivier d’âge canonique — il paraît que l’architecte qui avait construit la villa l’avait ordonnée autour de cet arbre vénérable. Les deux jambes de Raph pendaient mollement dans l’eau tiède, le whisky coulait glacé dans sa bouche et lui explosait ensuite dans la gorge en petites boules de feu. L’instant était si rare qu’il en oubliait presque Kallenberg, l’humiliation subie et les ennuis qui tôt ou tard allaient s’abattre sur lui. Après tout, il s’en fichait ! Qu’on continue à le pousser ainsi, au bout du monde sur son matelas flottant, son verre à la main, les pieds dans la flotte et ces menottes délicates dans ses cheveux, que pouvait-il souhaiter de mieux ?
Maintenant, les cinq filles l’entouraient, jouant avec perversion les mères de famille attentionnées envers un beau bébé, feignant de se prendre à leur simulacre pour mieux jouir du trouble provoqué par ce corps long et musclé, ce corps d’homme. Même Danielle s’y était mise, appuyant sans rancune sa tête brune sur son épaule, afin que ses amies, qu’elle surveillait du coin de l’œil, ne lui volent pas ce creux.
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