« Ta mère est-elle toujours en vie ?
— Oui.
— Est-ce la dame dont parlent les journaux ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— Oui.
— Sais-tu où se trouve ta mère, maintenant, tout de suite ?
Très loin, elle entendit sa respiration, perçut son hésitation. Finalement, il articula :
« Un peu… oui…
— Qu’est-ce que tu vas faire pour éviter le scandale ?
— Il est trop tard pour l’éviter. Mais pour le faire oublier, je vais en faire éclater un autre.
— Donc… la dame, sur la photo… ce n’est pas ta mère ?
— Non.
— Tu me le jures ?
— Je te le jure.
— Alors… Pourquoi ?… cette histoire ?
— Demande-le à Kallenberg.
— Herman ?
— Écoute, Lena, puisque tu aimes bien lire les journaux, ne manque pas d’acheter ceux de demain. Et écoute aussi la radio ce soir… Maintenant, il faut que je te quitte. »
Elle eut peur qu’il raccroche. Elle ne savait plus que lui dire mais, pour une raison obscure, avait envie de le garder au bout du fil :
« Quand nous verrons-nous ?
— Je ne sais pas. Tu m’as dit que tu devais partir pour New York…
— Je n’ai plus envie d’y aller.
— Viens me rejoindre à Rotterdam, j’y serai ce soir. Tu veux ?
— Je ne sais pas. Ou puis-je te joindre ?
— À l’appartement.
— Socrate…
— Oui ?
— Est-ce que tu aimes ta mère ? »
Il eut un petit rire triste, curieux, et lui dit :
« Je l’adore… Et toi aussi je t’adore. Au revoir. »
Il y eut un déclic. Lena garda l’appareil en main, sans bouger. Sur l’allée, le couple avait disparu depuis longtemps. Ils devaient se baigner. La voix de la standardiste la tira de sa rêverie :
« Avez-vous été coupée ? Désirez-vous une autre communication ?
— Passez-moi le concierge… »
Elle l’eut :
« Oui, madame Satrapoulos, à votre service.
— Pouvez-vous me louer un avion qui soit prêt à décoller dans deux heures de Nice, destination Paris ?
— Mais bien entendu, madame !
— Parfait. Trouvez mon chauffeur et dites-lui de venir me prendre dans une demi-heure au bar de la piscine.
— Je m’en occupe immédiatement. Merci, madame. »
La décision de Lena était prise : elle allait vérifier sur-le-champ ce que Socrate venait de lui dire. Puisque sa mère était au Ritz, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne fasse pas sa connaissance.
Raph Dun était assez vaniteux pour répéter tout ce qui pouvait augmenter son prestige mais pas assez fou pour aller révéler qu’il était à l’origine de cette fantastique histoire dont les journaux étaient envahis. Il souffrait de ce silence forcé, de cette modestie obligatoire. Il aurait voulu pouvoir prévenir ses relations, devenir lui-même l’objet d’un article ou bien, organiser un cocktail dont le carton aurait porté la mention : « Raph Dun vous invite à célébrer l’un des plus beaux coups de sa carrière : la découverte de la mère de Satrapoulos. » Au lieu de cela, il avait été contraint de demander à ses correspondants de garder le secret : « Oubliez-moi, je ne vous ai jamais donné cette information. »
Lorsque le scandale se serait tassé, il envisageait de prendre sa revanche. Dans les conversations, il orienterait subtilement ses interlocuteurs sur le sujet roi. Lorsqu’on lui poserait des questions, il prendrait le sourire mystérieux et lointain de ceux qui savent, mais qui ne peuvent rien dire, afin que chacun se doute de sa participation à l’affaire, sans qu’il l’ait lui-même précisée formellement. Un prix Nobel de physique qu’il interviewait un jour avait eu cette formule : « Celui qui ne sait rien affirme. Celui qui doute parle. Celui qui sait ne dit rien. » Ainsi va le monde, gouverné par ceux qui se taisent, parce qu’ils savent. Raph se tairait donc. La mort dans l’âme…
Il écarta d’un geste l’édition du matin des grands quotidiens européens qui jonchaient son lit.
Le téléphone sonna : c’était Bill, le directeur de la rédaction de Flash :
« Qu’est-ce que tu fous ce soir à six heures ?
— Je suis pris. Et les autres jours aussi. Et même toute l’année. Je me suis mis en congé. Qu’est-ce qu’il y a ?
— L’affaire Satrapoulos.
— Fantastique, hein ?
— Ouais… Fantastique. Tellement fantastique qu’on est obligés de foutre en l’air toute l’édition de samedi. »
Dun glissa brutalement de son nuage :
« Répète !
— Toute l’histoire est bidon. Zéro. Satrapoulos attaque tous les journaux qui l’ont passée. Les photos qu’on a eues, c’est pas sa vieille. Un coup monté…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est comme ça. Nous, dans le fond, on s’en fout. On va faire notre numéro sur sa vraie mère.
— Quelle vraie mère ?
— Tu es soûl ou quoi ? Je te dis qu’il y a maldonne ! On va se retourner nous-mêmes contre l’agence qui nous a refilé le tuyau. Étant donné le prix qu’on avait payé l’information, ça va leur coûter cher !
— Tu n’es pas bien, non ? Qu’est-ce qui te fait croire…
— Oh ! écrase ! Si tu veux voir la vraie vieille, va ce soir au Ritz, elle donne une conférence de presse. Tu veux couvrir le sujet, oui ou merde ?
— Tu es sûr de ce que tu dis ?
— Oui, coco. Et si je te demande le boulot, c’est pas pour tes talents, mais parce que tu vis presque sur les lieux du crime. Il me faut tout ce soir à minuit. Je t’envoie Bob pour les photos. Et secoue-le pour qu’il shoote ! Allez, salut, et sois à l’heure ! »
Dun était devenu livide. Il jaillit hors de son lit et sauta dans un pantalon.
Lena ne s’était pas fait annoncer. Elle avait traversé le hall du Ritz jusqu’à l’ascenseur, sans que nul ne songe à lui demander quoi que ce soit. À elle seule, son allure valait tous les passeports. Elle appartenait à cette race de femmes qu’on peut rouler dans la boue d’un ruisseau ; abandonner toute nue sur le trottoir : d’instinct, le premier flic qui la retrouvera ne l’emmènera pas au poste, ne lui demandera pas son adresse, mais la conduira jusqu’au palace le plus proche car, de toute éternité, c’est là qu’elle doit résider. Elle le savait. Arrivée au 5 eétage, elle enfila le long corridor et demanda à une femme de chambre qui passait, les bras chargés de fleurs :
« Madame Satrapoulos ? »
L’employée la dévisagea, jeta un regard d’envie au bracelet en brillants et répondit :
« 504, madame. »
Distraite, elle se trompait d’un numéro, confusion excusable, puisque Tina Satrapoulos occupait avec sa suite et ses invités, deux appartements voisins, le 504 et le 503. Lena remercia d’un sourire et poursuivit sa marche. Arrivée devant la porte, elle eut une légère hésitation : avait-elle raison d’entrer de plain-pied dans les secrets de Socrate ? Elle sonna. Un valet en livrée entrebâilla l’huis d’un air soupçonneux :
« Madame ?
— Madame Satrapoulos ? »
L’autre voulut refermer la porte précipitamment. Craignant que son mari ait donné des consignes pour ne laisser entrer personne jusqu’à la conférence de presse, Lena, avec volubilité, déclina son identité :
« Je suis Mme Satrapoulos et je dois voir ma belle-mère tout de suite. »
Le valet voulut expliquer que la vieille habitait l’appartement d’à côté, mais Lena ne lui en laissa pas le temps : elle poussa la porte. Elle eut sous les yeux un spectacle incroyable. De l’ameublement de la chambre, il ne restait que les lambris, la moquette, des fleurs et quelques tableaux de la fin du XVIII esiècle, représentant des monuments romains délabrés, œuvres de ruinistes attardés, suiveurs nostalgiques et lézardés de Hubert Robert. Sur une dizaine de mètres carrés, la moquette disparaissait sous une litière de vingt centimètres d’épaisseur, foin frais coupé et herbes sèches. Au centre de ce gazon artificiel, une espèce de parc à bébé immense. Appuyée à ce parc, une grande jeune femme blonde en blouse blanche d’infirmière. Entre les parois du parc, une chèvre toute noire, avec un peu de blanc au-dessus des sabots, et une vieille dame, en noir également, avec du blanc sur le jabot et quelques bijoux en or, sobres et d’assez bon ton. La dame, agenouillée, trayait la chèvre, tirant alternativement sur les pis de l’animal, à une cadence souple et rythmée que seule peut donner l’habitude. Tous ces éléments épars, Lena ne les avait pas saisis l’un après l’autre, mais globalement, dans un lourd silence scandé par le bruit du lait giclant en jets durs dans un récipient de métal. L’infirmière fut la première à réagir :
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