Elle croisa les derniers visiteurs du Jardin des plantes, une mère, qui rameutait sa marmaille, des amoureux. Quand elle aperçut un gardien en uniforme, elle se glissa derrière un pavillon en brique, pivotant autour de lui à mesure que l’homme s’éloignait. Bientôt il n’y eut plus personne. Elle demeura immobile, épiant les environs pour être certaine qu’elle était la dernière dans ce paradis. Des bruits de voix la firent se tasser un peu plus : deux gardiens passaient à quelques mètres d’elle, sans la voir, en direction des grilles. Le silence s’abattait sur le parc, troublé de loin en loin par des cris d’animaux excités, qui devaient s’ébrouer pour trouver leur place pour la nuit. La rumeur de la ville lui parvint, halètement continu d’un cœur qui ne semblait jamais cesser de battre. Le ciel vira au rose, vers l’ouest, tandis que s’allumaient ça et là les néons.
La nuit tomba. Il devait y avoir trois heures que Tina était acagnardée derrière son observatoire de brique. Avec précaution, elle s’en éloigna, se repérant facilement dans les allées éclairées par une vague lueur. Elle s’aventura sur une pelouse, s’adossa au tronc d’un arbre et respira profondément : elle était seule, régnant sans partage sur un univers de bêtes fabuleuses dont elle ne connaissait même pas les noms. Elle eut faim. Elle quitta son arbre pour explorer le jardin, se demandant si elle allait trouver quelque nourriture. L’obscurité était totale maintenant. Près d’elle, elle sentait la présence magnétique des animaux, percevait leur odeur, essayait de les définir.
À un moment, elle se retrouva presque devant l’entrée principale dont elle s’éloigna vite, agacée par le flot de voitures qui passaient devant. Elle buta sur un petit édifice branlant, sentit une espèce de bâche sous ses doigts, passa la main dessous et reconnut l’éventaire de la marchande de bonbons. Avec une joie indicible, elle y puisa plusieurs paquets dont elle goûta le contenu : des nougats, des caramels, encore des cacahuètes. Après s’en être régalée, elle tenta de se rappeler l’endroit où elle avait remarqué un robinet, sortant directement de la terre. Il devait se trouver près de la cage aux lions. Elle se repéra, se trompa une première fois, aboutit près de l’enclos des singes, se souvint que la cage des fauves était plus loin, derrière elle. Elle revint sur ses pas en tâtonnant, reconnut le pavillon à sa lourde masse en rotonde et rôda autour en frôlant les grilles de sa main. Il y eut soudain un rugissement profond qui la fit se figer, puis rire, entre ses dents : elle ne risque rien. On avait enfermé ces bêtes pour la nuit, mais pas elle. Elles se trouvaient au-delà du rempart des grilles, mais elle était libre, sans personne pour la surveiller, lui faire boire ces saloperies qui la faisaient flotter dans le vague, l’empêchant de prendre ses décisions tant que durait leur emprise.
Cette Maria avait l’air bien douce, mais Tina n’aurait pas hésité à lui enfoncer une aiguille à tricoter dans la gorge si elle avait essayé de l’empêcher de quitter sa prison. Elle ruminait sur les raisons de tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle depuis que ces hommes en blanc étaient venus l’arracher à sa propre maison, à ses chèvres, à ses lapins. Elle devinait que ce Socrate, qui avait prétendu être son fils, n’était pas étranger aux tortures qu’on lui avait fait subir. Que lui voulait-il, celui-là ? Pourquoi ne l’avait-il pas laissée en paix ? Que lui avait-elle fait pour qu’il la tourmente de cette façon ? Elle pensa à La Poilue, se souvint que sa litière était fraîche et qu’elle avait de l’herbe en abondance, et de l’eau : l’eau !… Sa main venait de rencontrer le robinet. Elle le tourna, en faisant jaillir un jet puissant qui inonda ses pantoufles. Elle le régla de façon à ce qu’un mince filet s’en échappe. De ses mains en coupe, elle recueillit l’eau fraîche et but longuement, à en perdre haleine. Elle s’essuya la bouche de la manche de son manteau, en releva le col car l’atmosphère devenait moins tiède, et reprit la direction de son arbre. Elle s’allongea à ses pieds, écoutant les cris des singes et les hurlements des hyènes. Elle tourna la tête vers le ciel, qui aurait dû être noir, mais qui avait une couleur rougeâtre, comme si l’on avait placé une cloison devant l’infini. Pas d’étoiles : elle s’endormit.
Maria avait reçu des instructions très vagues : en cas de malheur, si Mme Satrapoulos avait un accident, s’il lui arrivait quoi que ce soit d’imprévu, il ne fallait pas alerter la police, mais le directeur de l’hôtel, qui saurait alors ce qu’il conviendrait de faire. Aussi, après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir, descendu d’un étage, elle avait jugé plus raisonnable d’exécuter les instructions reçues.
Elle retourna dans l’appartement, décrocha le téléphone et demanda à la standardiste de lui passer Édouard Fouillet de toute urgence. Elle croyait avoir gardé son sang-froid, mais s’aperçut au tremblement de ses mains qu’elle se laissait gagner par la panique. Ses jambes aussi flageolaient, elle dut s’asseoir. Fouillet était en ligne. En anglais, elle lui dit qu’Athina Satrapoulos avait disparu. Au bout du fil, l’autre s’étrangla. Il imaginait avec terreur un autre scandale, les journalistes envahissant à nouveau son établissement, les mégots partout, laissant de cruelles blessures à ses moquettes, la mine pincée des vieux habitués. Il n’aurait jamais dû accepter de recevoir la vieille folle ! Comment aurait-il pu imaginer qu’elle lui imposerait, entre autres tracas, la présence d’une chèvre ? Il se fixa sur ce mot :
« La chèvre est toujours là ? »
Maria resta interloquée devant une telle question : Tina Satrapoulos, dont ils avaient la charge, disparaissait, ils en étaient responsables, et il lui demandait si la chèvre était là ! Sèchement elle répondit :
« Je me moque de la chèvre !
— Vous ne comprenez pas que Mme Satrapoulos est un peu… comment dirais-je… pas dérangée, non… mais originale… Si elle a pris la peine de faire venir son animal favori d’Athènes, il y a de fortes chances pour qu’elle ne l’abandonne pas… qu’elle revienne… Il ne s’agit peut-être que d’une fugue… »
Ce n’était pas si bête. Maria, à son tour, se raccrocha à cet espoir : il avait raison, Tina ne pouvait être loin, elle ne pouvait laisser La Poilue dans une chambre, elle allait réapparaître. Fouillet enchaînait :
« En attendant son retour probable, voulez-vous que je prévienne la police de la disparition de Mme Satrapoulos ?
— N’en faites rien ! »
Il y eut un silence au bout du fil, puis :
« Tout de même… C’est une responsabilité… Ne bougez pas de chez vous, j’arrive. »
Une minute plus tard, il était là, vêtu de noir, l’air préoccupé. Il lui posa des questions pour savoir comment elle avait constaté le désastre. Maria lui raconta le peu qu’elle savait : la vieille dame était là, et brusquement, elle n’était plus là. C’est tout.
« Elle est peut-être toujours dans l’hôtel ?
— Certainement pas.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela, mademoiselle ?
— Elle détestait cet endroit. »
Malgré la gravité de la situation, Fouillet ne put s’empêcher de faire la moue : nul au monde n’était assez blasé ou inconscient pour détester son palace.
« Mademoiselle, je vous en prie… Vous parlez du Ritz. »
Comme il aurait dit : « Vous fumez dans la maison de Dieu. » Il ajouta, vexé :
« Je vais donner des ordres pour qu’on fouille tout de même l’établissement. On ne sait jamais.
— Ne prévenez pas la police !
— Et si elle ne revient pas ? »
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