— Avec vous, oui… »
Tiens, il retrouvait l’usage de la parole…
« Qu’est-ce que j’ai de spécial ?…
— Je ne sais pas… C’est bizarre… »
Même le contact de sa peau provoquait en lui une sensation de panique.
« J’avais cru comprendre que vous me désiriez… Me suis-je trompée ? »
Il eut le courage d’affronter son regard : elle ne se moquait pas de lui. Au contraire, elle était presque trop grave.
« Oui, je vous désire. Peut-être trop.
— Alors prenez-moi. »
Il referma ses bras sur elle, sentit son ventre coller au sien, fit tous les gestes qu’on accomplit habituellement dans un cas semblable : rien. Dix minutes encore, il la caressa mécaniquement, en proie à une terreur violente. Ses réflexes ne jouaient plus, il était frappé d’impuissance. Pour se libérer, il aurait fallu qu’il la secoue, qu’il l’insulte ou qu’elle le morde, mais rien de tout cela n’arrivait. Elle se laissait faire, sans rien manifester, et il fuyait ses yeux honteux, misérable, catastrophé par cette épouvantable chose qui lui arrivait pour la première fois.
« Socrate… »
Il se détacha d’elle, définitivement vaincu :
« … Vous voyez… C’est difficile… Pourtant…
— Pourtant quoi ?
— J’aurais tant voulu !… »
Il s’entendit avouer, dans un souffle :
« Moi aussi.
— Vous, c’est différent… »
Elle avait une voix sourde, profondément triste, poignante.
« Différent en quoi… demanda-t-il.
— Oh ! ça ne fait rien, je suis maudite. J’espérais qu’avec vous…
— Je ne sais pas ce que j’ai… C’est la première fois que ça m’arrive… Je ne comprends pas…
— Ce n’est pas grave… Demain, vous pourrez. Avec quelqu’un d’autre…
— Avec vous !
— Non, pas moi. C’est moi qui ne peux pas. N’ayez pas de regret. Si vous aviez pu, c’est moi qui me serais dérobée. Je n’ai jamais fait l’amour, vous comprenez…
— Jamais ? s’étonna-t-il.
— Non. Jamais avec un homme. »
Il y eut un long silence. En certaines occasions, les mots, entre eux, exigent un silence qui leur rendra leur poids. Elle ajouta :
« Je ne peux pas supporter qu’ils m’approchent… Vous… vous êtes le premier. »
Timidement, il la reprit dans ses bras. Elle ne l’en empêcha pas et vint nicher sa tête contre son épaule. Elle lui chuchota à l’oreille :
« J’ai honte de vous l’avouer, mais je n’ai connu, je ne peux connaître… que des femmes. »
Au moins, il était fixé : quinze partout.
« Est-ce que ça nous empêche d’être des amis ?
— Non. Je voudrais tant être votre amie. »
Depuis ce jour, si lointain déjà, il ne l’avait même plus effleurée, fût-ce du bout des doigts. Mais leurs liens, dominés par cette idée sous-jacente d’un acte interdit, étaient d’une solidité à toute épreuve. C’est peut-être pour cette raison que les amours meurent, pas les amitiés : en amitié, on ne va jamais jusqu’au bout de son attirance, on ne peut en faire le tour complet. On a toujours faim de l’autre. En amour, on se rassasie trop vite. Vérité qu’il avait payée cher pour l’apprendre : elle avait écorné sa vanité. Heureusement qu’une nuit comme celle qu’il venait de passer le dédommageait de cet agaçant épisode : on ne fait pas tous les jours l’amour à un harem au grand complet. Il s’ébroua. Avant de prendre-congé de l’émir, il tenait à lui manifesté sa gratitude.
En descendant de l’avion, Peggy était d’une humeur de chien. Elle avait espéré pouvoir débarquer à New York avec son Degas sous le bras. Ses nouveaux amis européens l’en avaient dissuadée avec force, lui jurant que les droits de douane étaient si exorbitants qu’ils défiaient l’imagination. La mort dans l’âme, elle avait dû se résigner à le laisser en dépôt à la Chase Manhattan de Londres, décidée à le passer en fraude à la première occasion, dès qu’on lui aurait indiqué la combine.
Elle n’avait pratiquement pas fermé l’œil depuis quarante-huit heures, mais l’excitation de la soirée chez Kallenberg avait chassé d’elle toute idée de sommeil. Elle avait profité du vol pour mettre au clair les notes dont elle allait tirer son reportage, un angle original, quelque chose de fameux qui n’aurait rien à voir avec le fait divers sinistre dont les quotidiens allaient abreuver leurs lecteurs. Elle chercha Julien des yeux au contrôle des passeports, ne le vit pas mais le retrouva un peu plus tard, montant la garde à la réception des bagages. Catastrophe : à ses côtés, il y avait deux types qu’elle ne pouvait pas encaisser parce qu’ils lui avaient fait des avances à plusieurs reprises. Un nommé Heath, rédacteur en chef adjoint du Bazaar , bellâtre imbu de son importance, et un petit photographe pâle dont le culot monstrueux lui faisait horreur. Heath s’avança, un sourire qu’il devait juger irrésistible sur les lèvres :
« Hello !
— Hello !… rétorqua Peggy d’une voix sans timbre et sans chaleur. Puis, au chauffeur :
— Julien ! Voici mes tickets. Portez les bagages à la voiture.
— Peggy… », intervint Heath.
Elle détestait qu’il l’appelle par son prénom.
« Oui ?
— Jennifer Cabott m’a chargé de vous dire…
— Plus tard ! Vous voyez bien que je débarque !
— C’est une question de minutes !
— Ne me faites pas rire… »
Le photographe pâle s’était rapproché, espérant bien que son patron allait perdre la face devant cette débutante snobinarde.
« Peggy !… Le type à interviewer repart de New York dans trois heures.
— Quelle importance ? J’irai le voir demain, où qu’il se trouve.
— Peggy !… On boucle dans deux jours ! On a tout essayé, rien à faire, il ne reçoit personne… Il n’y a que vous qui…
— Pas de pommade ! Je suis fatiguée.
— Jennifer ne compte plus que sur vous ! C’est un scoop !
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Politique.
— Comment il s’appelle ?
— Baltimore.
— Connais pas. Dans ce foutu pays, il y a des milliers de Baltimore.
— Scott Baltimore ! C’est le propre fils d’Alfred Baltimore II ! » cria presque Heath d’un ton de reproche.
Peggy étouffa un sourire : pour la prendre en défaut sur le Gotha américain, il aurait fallu que ce prétentieux se lève tôt ! Elle connaissait parfaitement les tenants et les aboutissants du clan Baltimore. Elle prit un air étonné :
« Quel intérêt, ce… Scott ?… détachant la dernière syllabe comme on se débarrasse d’une mucosité gênante.
— Il n’a que vingt-deux ans et il se présente à la députation ! Il vient de fonder un parti politique, les « Novateurs » !
Peggy se retourna vers le chauffeur :
« Julien, amenez mes bagages à la maison. »
Et à Heath :
« Allons-y. Je vous accorde une heure, pas une minute de plus. J’ai envie de prendre un bain.
— Merci Peggy ! Merci ! »
En rencontrant le regard de son photographe, Heath regretta d’avoir prononcé ces mots : le petit crevard avait l’air de se foutre de lui ! Il aurait voulu pouvoir lui dire merde, mais, aux États-Unis, les Nash-Belmont n’étaient pas de la crotte, et on ne trouvait pas des Peggy à la pelle sous le sabot d’un cheval. Il se contenta de bougonner :
« Allons-y… »
Maria était nerveuse. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais son contrat précisait formellement qu’elle ne devait pas quitter Athina Satrapoulos d’une semelle, ni jour ni nuit. Elle avait donc été contrainte de partager la chambre de la vieille dame. Toutes les fois où elle s’était sentie gagnée par la somnolence, elle avait fait un énorme effort pour en émerger. L’estafilade qui barrait sa joue était là pour lui rappeler que sa cliente était dangereuse.
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