— Altesse, je ne pense pas qu’une tentative de chantage puisse avoir lieu devant témoins.
— Vous avez parfaitement raison. Mais je ne puis m’empêcher de le regretter. C’est très fâcheux, vraiment.
— Dois-je comprendre que Votre Altesse met ma parole en doute ?
— Qu’allez-vous chercher là ! Je ne l’ai jamais mise en doute. Personnellement, jamais. Mais je ne suis pas le seul. Les autres ? »
Le Grec avait-il sous-estimé les capacités du vieux ? Toujours est-il que les choses ne se passaient pas du tout comme il l’avait souhaité. Peut-être avait-il déjà signé avec Barbe-Bleue ? Mais que lui avait donc proposé l’autre, qu’il ne puisse lui proposer lui-même ? Sur le plan du scandale S.S. s’était arrangé pour que Kallenberg et lui soient à égalité. Quel jeu jouait l’émir ? Et s’il n’avait pas encore signé, voulait-il simplement faire monter les enchères ? Ce fut el-Sadek qui enchaîna :
« Ah ! Monsieur Satrapoulos !… Comme il est triste de voir des familles désunies… »
Il avait dit cela d’un air patelin et navré. Le Grec, voulant se rebiffer, tomba dans son piège :
« Le hasard des mariages, la loterie des caprices des femmes n’ont jamais réellement formé ce que l’on appelle une famille. La famille, ce sont des gens qui appartiennent à votre sang. »
El-Sadek le contra en beauté, suave :
« Mais je n’ai jamais dit autre chose ! En parlant de familles désunies, je ne faisais allusion qu’à vos rapports avec Madame votre mère. Et croyez bien que je ne cherche ni à m’y immiscer ni à connaître les motifs de ce qu’on vous reproche. »
Le Grec se retint de bondir, mieux valait rester calme. Il hocha la tête avec compréhension :
« Altesse, j’ai lu, comme vous dites, ce qu’on me reproche. Si cette chose était vraie, je serais un monstre. Tout homme n’a qu’une mère dans sa vie. Tout homme qui abandonne sa mère dans le besoin n’est pas digne de vivre. »
Voilà que lui aussi, gagné par l’ambiance, tombait dans le lieu commun et la fleur de rhétorique ! Il poursuivit, d’une voix posée et amère :
« Toutes les informations que vous ayez lues sont fausses. Elles sont la preuve que l’amour de la possession et de la puissance peuvent dégrader un être humain. Au moment où ces photos truquées ont été prises en Grèce, ma mère, la vraie, se trouvait à Paris, à l’hôtel Ritz, avec deux valets de chambre et sa gouvernante. D’ailleurs, regardez… »
Fébrilement, il sortit une liasse de documents de sa serviette :
« Regardez cette vieille paysanne, là, sur la photo… Comparez maintenant avec le vrai visage de ma mère… »
Il montrait un cliché représentant une dame âgée, élégamment vêtue, parée de bijoux, l’air très fatiguée — pour tirer le portrait de l’irascible Tina, les deux sbires de Satrapoulos avaient dû la bourrer de tranquillisants.
« Altesse, ces deux personnes ont-elles quelque chose de commun ? »
L’émir se pencha sur les clichés, flairant l’entourloupette, ne sachant très exactement d’où elle venait mais appréciant le sel de la situation, deux hommes richissimes venant à lui pour lui faire des grâces et dont le sort, en grande partie, dépendait de son bon plaisir et aussi, évidemment, des sommes ou autres avantages qu’ils seraient prêts à lui verser pour emporter le contrat. Il feignit de se concentrer longuement sur les photos :
« Effectivement… il ne s’agit visiblement pas de la même personne.
— Demain, prince, le monde entier le saura. Chacun apprendra par quels procédés on a voulu me perdre, chacun pourra apprécier.
— Quelles sont vos intentions ?
— Attaquer en diffamation tous les journaux, je dis bien tous, qui se seront faits l’écho de cette fausse nouvelle. Et bien entendu, les contraindre à passer un rectificatif égal en surface à ce bobard. Mes avocats s’en occupent déjà.
— Et M. Kallenberg ?
— La justice immanente l’a déjà puni.
— Quand passeront vos rectificatifs ?
— Les premiers, demain, dans les quotidiens. Quant aux magazines internationaux, lors de leur prochaine parution. Ce soir, les stations de radio européennes diffuseront la conférence de presse que va faire ma mère à Paris.
— Voilà qui est une belle vengeance.
— Pas une vengeance, Altesse, une simple justice. J’ai tenu à ce que vous en soyez le premier averti pour que cette traîtrise ne puisse ternir, à travers l’amitié dont vous m’honorez, l’admiration que vous portent vos fidèles.
— Je vous sais gré d’avoir pensé à cet aspect du problème. Et je vous suis reconnaissant que vous puissiez me fournir l’occasion de vous justifier aux yeux des miens. Voyez-vous, nous avons gardé chez nous une moralité intransigeante… médiévale. Il m’aurait été très difficile, voire impossible, de poursuivre nos relations si les accusations qui étaient portées contre vous n’avaient été fausses. Aucun de mes sujets n’aurait pu tolérer sans malaise que je reçoive un homme n’accomplissant pas son devoir envers la personne sacrée de sa mère. Le fait que vous soyez là témoigne de la confiance que je vous porte.
— Je voudrais que vous m’accordiez une autre faveur insigne, demanda le Grec d’une voix humble.
— Parlez.
— Tous mes navires ne tournent pas à plein. Je voudrais que vous m’autorisiez à faire une navette permanente avec des cargos-citernes qui apporteraient à Baran des milliers de tonnes d’eau douce. Il n’est pas juste que les arbres ne poussent pas dans un pays aussi attachant.
— Ah ! Monsieur Satrapoulos… c’est un gros problème !…
— Bien entendu, pendant que ces bateaux tourneraient, je ferais, avec votre autorisation, effectuer de nouveaux forages. »
L’émir ironisa :
« Pour trouver du pétrole, merci bien !
— Non, Altesse. Pour trouver de l’eau. Si vous me le permettez, dans huit jours, cinquante de mes ingénieurs seront sur place. »
Voilà un langage qu’entendait el-Sadek. En souriant, il rétorqua, ouvrant la voie à tous les espoirs du Grec :
« Mais dites-moi, si votre flotte transporte de l’eau, comment pourra-t-elle, dans le cas où nous conclurions un marché, acheminer le pétrole des différents émirats que je contrôle ? »
Le cœur de Satrapoulos cogna très fort dans sa poitrine : allait-il enlever le morceau ? En tout cas, il semblait tenir le bon bout. Sur un ton badin et indifférent, l’émir continuait :
« À propos, savez-vous que M. Kallenberg m’a fait des offres supérieures à celles que vous m’aviez proposées ? »
On abordait enfin les choses intéressantes…
« De combien ?
— Dix pour cent.
— C’est beaucoup d’argent.
— Certes. Mais ce sont beaucoup de bénéfices. D’ailleurs, après ce qui s’est passé à Londres, il m’est désormais difficile de traiter avec votre beau-frère. J’ai eu également des offres américaines…
— Au même tarif que Kallenberg ?
— Dix pour cent en plus.
— Je vous propose dix pour cent en plus de ces dix pour cent.
— Pouvez-vous faire un effort supplémentaire ?
— Pas dans le sens que vous pensez, non. Mais avant que cette déplorable affaire n’éclate, je voulais vous faire une surprise… Si vous l’acceptez, bien entendu. Et si c’était oui, vous me porteriez chance.
— Je vous écoute.
— Voilà. Je pense que, dans dix ans, toutes les conceptions que nous avons sur la marine marchande seront périmées. Pour un tonnage égal, le nombre de navires sera moindre. Plus les cargos sont grands, moins ils occasionnent des coûts de fret. Jusqu’à présent, leur tonnage le plus grand n’a jamais dépassé dix mille tonnes. J’ai l’intention de faire construire des pétroliers de plus en plus énormes. Trois sont actuellement en chantier en Norvège, dont l’un est un géant. En port en lourd, il atteindra dix-huit mille tonnes et sera le plus grand du monde. Je voudrais le baptiser de votre nom : Hadj Thami el-Sadek. »
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