L’émir s’attendait à une discussion très serrée de marchands de tapis, mais pas à ce genre de proposition. Elle le flattait et l’éblouissait, allant au-devant de ses ambitions les plus secrètes.
« Je suis très honoré que vous ayez songé à me confier ce parrainage. J’accepte de grand cœur.
— Merci, Altesse. Mais ce n’est pas tout… »
Le Grec avait gardé son offre la plus juteuse pour l’« allegro vivace » final, une offre à laquelle même un gouvernement n’aurait pu résister. Il distilla ces paroles que but el-Sadek, de plus en plus fasciné :
« Si notre collaboration prend forme, je souhaiterais placer les trois quarts de ma flotte sous pavillon de Baran. »
Cette fois, malgré toute la ruse et le contrôle du vieillard, Satrapoulos lut dans ses yeux qu’il était estoqué. Pour cacher son trouble, el-Sadek feignit de réfléchir avant de laisser tomber :
« Noble ami, votre offre flatteuse comporte des avantages et des inconvénients. Je ne peux prendre seul une pareille décision. Il faut que j’en réfère à mon conseil. »
Le Grec se retint pour ne pas rire : son conseil ! Quelques types en guenilles qu’il manœuvrait comme il le voulait, qui exécutaient ses ordres avec adoration. Il regarda l’émir : il rêvait. Et S.S. était bien trop fin pour ne pas savoir de quoi. El-Sadek faisait des calculs vertigineux… Dix pour cent plus dix pour cent plus dix pour cent, cela faisait trente pour cent… Le plus grand pétrolier du monde à son nom, le Hadj Thami el-Sadek … Et des dizaines de navires faisant flotter l’étendard de Baran sur toutes les mers du monde, son étendard…
C’était le début de perspectives fabuleuses, peut-être même la reconnaissance à l’O.N.U. de l’État de Baran, ce qui lui permettrait de tirer un maximum des gouvernements auxquels il accorderait sa voix, lors des votes décisifs. Actuellement, il lui était impossible d’exercer ce genre de chantage ; tout au plus pouvait-il se permettre de flirter avec les uns et les autres sans accorder de préférence à aucun. Il ne tenait pas à se faire bouder par les Américains pour avoir favorisé les Russes, ou être mis en quarantaine par les Européens pour un marché passé avec les Japonais. Son seul recours était de traiter avec des armateurs privés, assez puissants pour l’alimenter en armes, assez riches pour assurer son indépendance financière. Dès le début, Kallenberg ne lui avait pas paru faire le poids. Trop vaniteux, trop préoccupé par sa propre personne, de l’effet qu’il produisait sur autrui. Satrapoulos lui semblait plus rusé, plus mûr, plus efficace. Ne venait-il pas de le prouver en retournant en sa faveur une situation qui lui était contraire ? C’est sur lui qu’il fallait miser et prendre appui, jusqu’au jour où il siérait assez fort pour se passer de ses services et jouer sa propre carte sur le plan de la politique mondiale. Ils verraient alors ce qu’était un vrai cheik, et ce que pourrait donner l’union — sous la bannière de Hadj Thami el-Sadek — de tous les émirats de l’Arabie Saoudite ! Il revint sur terre, oubliant les fausses réticences qu’il avait manifestées et l’état d’attente dans lequel il voulait maintenir l’armateur :
« Bien entendu, vous me paierez en dollars à un compte suisse numéroté dont je vous donnerai le chiffre.
— Altesse, jubila Satrapoulos, bien entendu. Il sera fait comme il vous plaira.
— Tout est donc parfait… Et maintenant, mon frère, si vous voulez vous reposer, vos appartements vous attendent. »
S.S. fut contrarié par cette invitation qui n’était pas prévue au programme. Il avait projeté de rentrer en Europe le soir même, à Genève plus précisément, où il avait pris rendez-vous avec ses banquiers pour le lendemain. El-Sadek dut sentir sa réticence secrète. Pour une raison inconnue, mystérieusement, il insista :
« Vous me feriez un immense honneur en acceptant mon hospitalité. »
Engagée de cette façon l’affaire était mal partie : Socrate ne pouvait refuser sans risquer de le blesser. Au diable les banquiers ! Un marché pareil valait bien quelques sacrifices. Il s’inclina :
« Altesse, vous répondez à mes vœux les plus intenses. Votre invitation est un immense honneur pour moi. Je l’accepte avec bonheur, puisque vous ne m’en jugez pas indigne. »
Quand le Grec sortit de la ridicule petite maison, ébloui de joie par la victoire qu’il venait de remporter, il faillit esquisser un pas de sirtaki devant le conseiller qui lui tenait grande ouverte la porte de la Rolls : c’était plus fort que lui, mais chaque fois qu’il gagnait une partie, il lui fallait se retenir pour ne pas danser !
Vu de près, c’était une petite planète brune, hérissée de cratères dont certains suintaient l’humidité. Vu d’un peu plus loin, on constatait qu’il s’agissait du mamelon d’un sein, énorme, cerné d’une île violacée qui faisait sur la peau, malgré son hâle, une violente tache foncée. Selon que le sein s’avançait ou s’éloignait, le Grec en percevait de multiples visions différentes qui ouvraient les portes à des délires variés. Parfois, la pointe lui frôlait le visage, les lèvres et il se retenait de toutes ses forces pour ne pas le prendre à pleine bouche, le sucer, en sentir le goût.
En fait, il était affreusement gêné par la situation tout à fait imprévue dans laquelle il se trouvait. Ce n’était pas désagréable, non, mais il n’osait pas se laisser aller à un plaisir qu’on le forçait presque à prendre. Il refusait confusément d’entrer dans la peau du personnage qu’on voulait lui faire jouer.
Les filles, pourtant, avaient l’air de trouver sa position naturelle. Il était allongé dans l’eau fumante d’un bassin, creusé à même le sol d’une gigantesque salle de bain et des dizaines de mains le savonnaient doucement, insistant sur les zones sensibles de son corps, juste assez pour l’énerver, pas assez pour le détendre. En restant l’hôte de l’émir pour la nuit, il n’aurait jamais imaginé qu’il se retrouverait livré pieds et poings aux pensionnaires d’un harem.
Il voulait prendre, non qu’on le prît, et il se sentait idiot, frustré de n’avoir pas l’initiative, mal à l’aise d’être passé à côté de ce qui, à ses yeux, était le propre de l’homme : conquérir. Là, il n’y avait rien à conquérir, il n’y avait qu’à se laisser faire, être l’objet, redevenir enfant, ce qu’il avait en horreur et ce à quoi, dans le plus secret de son âme, il aspirait avec révolte. Il avait beau refouler cette idée, elle l’envahissait malgré lui, assiégeant sans pitié sa mémoire : il avait trois ans et sa mère le lavait. Il percevait par bouffées la force de ce sentiment ambivalent qui le poussait à s’abandonner au plaisir de cette caresse, en même temps qu’il était saisi par une terrible envie de fuir. Il avait l’impression que les filles pouvaient lire ces pensées sur son visage, et il en avait honte.
Et encore, le plus dur était fait. Quand il était entré dans sa chambre, il avait réellement pénétré dans un tableau d’Ingres, peuplé d’odalisques aux gorges gonflées, anachroniques et souriantes, dont certaines faisaient de la musique, d’autres, des bouquets de fleurs : comment une telle scène pouvait-elle être réelle, à l’ère des jumbo-jets ? Quelques-unes s’étaient approchées de lui et, en transparence, sous les voiles qui les recouvraient, il avait vu la tache sombre du pubis, là où le tissu collait au corps, au hasard des mouvements. Certaines s’étaient agenouillées devant lui, délaçant délicatement ses chaussures. Il avait horreur de cela, mais n’avait pas osé les repousser. Chacun de leurs gestes était une caresse qui lui faisait passer un frisson de la pointe des orteils à la racine des cheveux. Puis, elles l’avaient étendu sur une couche immense, recouverte de peaux de bêtes souples et fraîches et avaient entrepris de le dévêtir.
Читать дальше