« Parlez-moi de vous, monsieur Satrapoulos… »
Il se trouva tout bête de lui avoir laissé prendre le contrôle des opérations. Il répondit platement :
« Que voulez-vous que je vous dise ?
— Ce que vous ne dites pas aux autres. Je ne sais de vous que ce que j’ai lu dans les journaux et par expérience, je sais que les journaux mentent. Qui êtes-vous ? »
Il resta muet. Elle reprit :
« Je sais que vous êtes armateur, que vous êtes marié…, très occupé… Quelle vie menez-vous ? »
Il faillit répondre : « Une vie de con. » Pourtant, cette définition ne reflétait pas exactement sa pensée. Alors, quoi ? En général, on lui demandait plutôt combien il gagnait, mais qui il était… Des mots lui vinrent aux lèvres, inattendus, mais qu’il ne prononça pas, des phrases qui expliquaient tout en bloc, ses voyages, ses combats, sa perpétuelle et inexplicable course en avant, sa solitude morale, son génie de la finance, ses angoisses, son désir éperdu de trouver quelqu’un à qui parler, et qui le comprenne, sans faire semblant comme l’avait fait Lena. Au lieu de tout cela, il s’entendit simplement répondre :
« Je suis souvent très seul. »
Du fond de sa névrose, Wanda avait été bouleversée par l’humilité de cet aveu derrière lequel elle percevait tant de choses qui lui étaient communes et la concernaient. Elle aussi était seule, abominablement seule parmi des myriades d’hommages dont aucun n’était jamais parvenu à la réchauffer. D’une voix douce, elle avait murmuré :
« Je vous comprends très bien, monsieur Satrapoulos… Vous croyez aux astres ?
— Hein ?
— Je vous demande si vous croyez aux astres. »
Le Grec ne voulait pas dévoiler trop vite ses batteries. L’expérience lui avait appris qu’en amour, comme dans les affaires, il fallait toujours garder une arme au cas où l’adversaire, semblant terrassé, ferait volte-face pour mordre. Il n’osa donc pas avouer qu’il ne croyait qu’au Destin et que le Prophète jouait dans sa vie le rôle du conseiller le plus intime.
« Et vous, vous y croyez ? »
Elle eut l’air surprise :
« Comment ne pas y croire ? Les plus grands y ont cru, tous ceux qui de tout temps ont fait le monde. Nous sommes si peu de chose… »
Il écoutait, stupéfait qu’une créature aussi fameuse fût aussi vulnérable. Wanda avait pris son silence pour une mise en doute :
« Tout est écrit. Vous ne me croyez pas ?
— Je crois tout ce qui vient de vous.
— Vous avez raison. Je ne sais pas mentir.
— Vous n’avez jamais menti ?
— J’en suis incapable.
— Même par vos silences ?
— Un silence n’a jamais été un mensonge. »
Elle prononçait l’anglais avec un accent assez rauque et dur qui faisait battre le sang dans les tempes du Grec.
« Quel est votre prénom ?
— Socrate. Dans mon dos, mes employés m’appellent S.S., mes deux initiales. Et mes concurrents, le Grec.
— Vous êtes réellement grec ? »
Il eut un sourire :
« Évidemment, puisque je suis armateur. »
Maladroitement, il ajouta :
« J’ai vu tous les films qui ont été tournés sur vous… quand vous dansiez. »
Elle se raidit imperceptiblement. Trop tard pour reculer, il se jeta à l’eau :
« Vous n’aimez pas qu’on vous en parle ? »
À cette époque, il ne pouvait pas savoir. Pourtant, au lieu de se lever et de fuir comme elle l’eût fait avec n’importe qui, elle avait répondu, après une hésitation :
« Non. »
Il y eut un silence qu’aucun des deux ne pouvait rompre. Il se maudissait d’avoir prononcé cette phrase stupide de collégien maladroit. Elle parla la première :
« Aimeriez-vous que je vous parle de vos bateaux, de vos bilans ?
— Non, excusez-moi. Bien que…
— Bien que quoi ?
— Ce n’est pas tout à fait pareil.
— Ah non ?
— Mes bilans n’ont jamais bouleversé personne.
— Mes films non plus.
— Je croyais que vous ne mentiez jamais ? »
Elle eut un mouvement pour se redresser, il la retint :
« Non, je vous en prie ! Ne m’en veuillez pas si je vous ai blessée. »
Il retenait sa main dans la sienne, bouleversé par ce contact qui le faisait trembler. Elle la retira :
« Vous n’avez rien pu ressentir parce que je n’ai jamais rien donné. Ce qui vous a touché, c’était une image, ce n’était pas moi. »
Soudain, entre le projecteur et lui, il y avait eu plusieurs ombres :
« Socrate, je voudrais absolument vous présenter… »
L’instant très rare était brisé. Quand les pitreries mondaines avaient pris fin, il s’était précipité à la recherche de Wanda : elle avait disparu ! Il suivit son premier mouvement et, sans pudeur, planta là tout le monde pour courir derrière elle. Il l’avait rattrapée devant son hôtel, mais elle était déjà lointaine et semblait ne plus le connaître. Pourtant, il allait passer, quelques heures plus tard en sa compagnie, la nuit la plus insolite de son existence. En général, il se vantait de ses conquêtes, comme tout Grec viril qui se respecte, et les racontait en détail à quelques rares amis de confiance qui lui rendaient la pareille. Mais cette fois, qui l’aurait cru s’il avait dit la vérité ? Et comment aurait-il pu oser la dire ?…
Il était en peignoir de bain quand on frappa à la porte :
« Mme Deemount demande si vous êtes prêt ? »
Curieusement, il fut agacé de voir à quel point les états d’âme de Wanda dépendaient de sa présence. C’était une responsabilité qu’il n’avait précisément pas envie d’assumer ce soir-là. Il cria :
« Dites-lui que je viendrai dès que je serai prêt. »
Et, illico, il décida d’aller se soûler chez Epaphos, un ancien marin qui tenait une boîte interlope dans une ruelle perpendiculaire aux quais du Pirée. Le Grec y avait ses aises, aucun journaliste n’avait jamais réussi à y mettre les pieds et, quand l’orchestre se déchaînait, ça chauffait ! Il décida de filer à l’anglaise sans donner la moindre explication. Il enfila dans l’ordre une chemise, une veste et un pantalon dont il bourra les poches de liasses pour distribuer aux musiciens et payer la casse de la vaisselle, quand la fête serait finie. Et merde pour Kallenberg ! Il sortit à la dérobée, mit un doigt sur ses lèvres en croisant ses marins — ni vu ni connu ! — , gagna l’échelle de coupée sur la pointe des pieds et sauta comme un jeune homme dans le canot où l’attendait déjà son second. Et merde pour tout le monde !
Il était sept heures du matin. Jack Robertson, secrétaire particulier du secrétaire général de la Tate Gallery s’adressa à sa femme, entre ses dents, sans cesser de tourner sa cuillère dans sa tasse de thé :
« Eve, voulez-vous, je vous prie, regarder dans la boîte aux lettres si le journal est arrivé ? »
En haussant les épaules, son épouse, en peignoir douteux, se dirigea vers la porte, l’ouvrit et parcourut l’allée dallée de trois mètres de long qui la séparait de la barrière d’entrée de son pavillon. Elle prit dans la boîte un exemplaire du Daily Express, ne lui jeta pas un regard et revint dans le living-room, l’air maussade. Elle ne pouvait pas supporter que son mari soit égoïste au point de faire du bruit en se levant, alors que sa propre mère à elle dormait toujours dans sa chambre du premier. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait des accrochages avec Jack à ce sujet, mais on aurait juré qu’il faisait exprès de faire le plus de bruit possible pour lui déplaire, pour la provoquer. Après tout, elle était chez elle. Même lorsqu’on est marié depuis trente ans, ce genre de précision a son importance. Si ce n’est dans la maison de leur mère, où iraient-ils donc habiter ? Est-ce que Jack avait été capable d’économiser suffisamment pour acheter quoi que ce soit ? Non ? Alors ? Pourquoi ne comprenait-il pas qu’il était toléré, et que le fait d’être hébergé comporte en revanche quelques devoirs ?
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