Il avait fait arrêter son taxi dans un bistrot, le temps de boire deux cafés très forts. Barbe-Bleue l’attendait, frais comme l’œil, éclatant d’énergie, rasé de frais et en costume gris clair, comme un homme qui vient de se faire masser après un parcours de golf. Il était immédiatement entré dans le vif du sujet :
« Ce qui s’est passé cette nuit m’incite à hâter notre projet. Quand, et où, avez-vous l’intention de faire publier les documents ? »
Abruti de fatigue, Dun avait tenté d’être précis dans ses réponses :
« Il faut d’abord que les quotidiens soient informés. Je connais une agence de presse qui se chargera de ventiler les informations simultanément aux journaux du soir et du matin. Ensuite, les hebdomadaires. Il faut un certain délai pour l’impression de la couleur…
— Avez-vous des clichés en noir et blanc ?
— Oui, bien sûr…
— Alors, donnez-les ! Et la radio ?
— J’y arrive. Je vais contacter un ami de la B.B.C. pour qu’il passe une partie de la bande sonore ce soir même.
— Et les autres stations ?
— Si je ne donne pas l’exclusivité à la B.B.C., ils ne voudront peut-être rien passer.
— Foutaises ! C’est un sujet trop juteux pour qu’on ne l’exploite pas. Je veux que tout le monde sache ce qui se passe, en même temps.
— Je vais essayer de faire pour le mieux.
— C’est cela, faites pour le mieux.
— Je ne voudrais pas risquer, en me pressant trop, de négocier les documents à perte…
— Ne vous occupez pas de cela ! Si vous avez le moindre manque à gagner, vous me le signalez, et je vous verserai la somme en question multipliée par dix. Sans parler des nombreux frais que vous avez dû avoir. »
Raph en était resté rêveur. Bien vendu, ce reportage valait une trentaine de millions. De quoi foncer à Monte-Carlo ou à Cannes, et y prendre sa revanche des pertes qu’il avait subies ces derniers mois. Il avait répondu :
« Je vais me reposer quelques heures et je mets tout cela en branle. »
Kallenberg avait réprimé un mouvement d’exaspération : quand des affaires d’État étaient en jeu, ce petit connard pensait à aller dormir ! Il lui avait susurré, d’une voix trop douce qui jurait avec son exaltation :
« Monsieur Dun, si j’occupe aujourd’hui la situation que vous savez, c’est parce que j’ai su passer outre, lorsque c’était nécessaire, à mes instincts élémentaires. Pour des raisons que vous ignorez, je tiens à ce que ces documents soient publiés dans les plus brefs délais. Voulez-vous vous en charger immédiatement ou préférez-vous que je le fasse faire par quelqu’un d’autre ? »
En une seconde, Dun vit défiler sous ses yeux le spectre de ses multiples créanciers, les traites impayées qui s’accumulaient, la Ferrari qu’on allait lui saisir. Il réagit dans le bon sens :
« Vous avez parfaitement raison. En sortant de chez vous, je fais le nécessaire.
— C’est très aimable de votre part. J’insiste pour que vous me teniez au courant, heure par heure, de vos démarches. Dans une heure, vous devrez me renseigner sur la réaction des quotidiens.
— C’est que… Je crains que les rédacteurs en chef ne soient encore au lit, et que mon agence ne puisse les joindre. »
Dun sentit qu’il était peut-être allé trop loin.
La réponse de Kallenberg le lui prouva :
« Monsieur Dun, qu’on les réveille ! Il y a des moments où j’ai la pénible impression que vous n’êtes pas très bien réveillé vous-même… »
Raph avait essayé de rectifier le tir par une pauvre boutade :
« Quoi d’étonnant ? Je ne suis pas encore couché. »
Et il avait ajouté précipitamment, car Kallenberg n’avait pas l’air d’apprécier :
« J’y vais. Je vous appellerai d’heure en heure. »
En arrivant au Westbury, il se souvint que sa chambre était investie par les deux starlettes : il allait les virer sur-le-champ. Il entra dans son appartement, les filles dormaient. Il secoua Nancy :
« Allez, ouste ! C’est l’heure !
— L’heure de quoi ? parvint à articuler la blonde.
— L’heure de vous tailler ! J’ai du travail. »
Gina fut secouée à son tour, poussa plusieurs gémissements et enfouit sa tête sous les couvertures.
« Quelle heure est-il ? demanda Nancy en se grattant les épaules.
— Six heures de l’après-midi, mentit Raph.
— Mince ! J’ai l’impression de n’avoir dormi que dix minutes.
— Réveille ta copine, ou je vais chercher de la flotte dans la salle de bain !
— Raph, sérieusement, il est six heures ? »
Elle saisit sa montre sur la table de chevet.
« Salaud, il n’est même pas dix heures du matin ! »
Hargneusement, Dun, ivre de fatigue et d’énervement, lui mit les points sur les « i » :
« Marre ! Je vous dis de foutre le camp ! J’ai besoin de travailler, de me servir du téléphone. C’est confidentiel ! Tu comprends ? »
Gina, qui s’était réveillée complètement, fit remarquer avec aigreur :
« On ne m’a encore jamais traitée de la sorte. Quel gentleman !
— Il faut un commencement à tout, aboya le reporter, hors de lui.
— Où veux-tu qu’on aille, demanda Nancy, à dix heures du matin, en robe du soir ? »
Déjà, Dun sonnait la réception :
« Raph Dun, au 429. Avez-vous un appartement libre à l’étage ?
— Ne quittez pas… dit l’employé, je vais voir… »
Au bout de cinq secondes, il revint en ligne :
« Oui, monsieur, le 427 est libre. À quelle heure arriveront les personnes que vous attendez ?
— Elles sont déjà là.
— Ah ! Combien de temps séjourneront-elles ?
— C’est pour la journée. Envoyez-moi une femme de chambre. Mes amies vont se rendre tout de suite à l’appartement. »
Et il raccrocha, ajoutant pour les deux autres :
« Vous avez entendu ? Vous avez une immense chambre pour vous toutes seules. Même pas besoin de vous habiller. Vous n’avez qu’à traverser le couloir à poil. »
Le souvenir d’Ingeborg, nue dans les corridors du Ritz, amena un sourire sur ses lèvres.
« Il se fout de nous, en plus ! », maugréa Gina.
Dun se laissa tomber sur le lit, au-dessus de Nancy, et baisa Gina au coin de la bouche :
« Non, mon chou, je ne me fous pas de toi. J’ai un coup exceptionnel, fantastique, qui me tombe du ciel. C’est une question de minutes. Ce soir, je vous invite toutes les deux à dîner, avec Zanuck. Non, je ne blague pas. C’est pour me faire pardonner. Maintenant, vous allez faire dodo, et je viendrai moi-même vous réveiller dès que j’aurai fini mon travail.
— C’est vrai, cette histoire de Zanuck ? demanda Nancy, méfiante.
— Je te le jure sur la tête de Gina. On a rendez-vous avec lui au Mirabelle, à neuf heures. »
On frappait à la porte. La femme de chambre passa la tête :
« L’appartement est prêt. »
Quand Nancy et Gina furent debout, Raph leur claqua les fesses. Du bout de la langue, il effleura la pointe des seins de Gina, tâtant des mains le ventre de Nancy.
« Vous ne perdez rien pour attendre ! On va fêter ensemble le pognon que va me rapporter mon reportage.
— Sur quoi tu écris ?
— Tu verras ça dans les journaux. »
En bâillant, les deux filles enfilèrent les peignoirs en tissu-éponge de la salle de bain. Impatient, Dun leur tenait la porte de la chambre ouverte. Elles sortirent. Il leur lança :
« À tout à l’heure ! Dormez bien pour être en beauté ce soir ! »
Avec un profond soupir de satisfaction, il s’étira, décrocha le téléphone et dit à la fille du standard :
« Raph Dun à l’appareil. Vous allez d’abord me faire monter du café, des œufs, de la marmelade, le complet, quoi, ce que vous voudrez… Ensuite, ne me lâchez plus. J’ai cinquante coups de fil à donner. Appelez d’abord Victoria 25–03. Puis… »
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