« Pourquoi Tina est-elle partie ? »
L’homme, le nez dans son assiette, ne releva même pas les yeux sur lui. Ne sachant s’il avait entendu, Spiro répéta la question :
« Où est-ce qu’on l’a emmenée ?
— Mange. »
Ce fut tout ce que le jeune berger put tirer de lui.
Au même moment, en Angleterre et dans la plupart des capitales européennes, les journaux du soir faisaient leur manchette sur la soirée de Kallenberg. Le matin même, l’armateur avait fait donner quelques coups de téléphone pour tenter d’étouffer l’affaire, estimant que l’étalage d’une nuit aussi tragique ne pouvait être, dans ses affaires, qu’une contre-publicité. Il avait été surpris de la réaction des interlocuteurs qu’il avait eus lui-même au bout du fil :
« Vous êtes trop modeste, lui avaient-ils répondu, vous vous êtes comporté en héros et il n’y a aucune raison de le cacher ! »
Il n’en avait pas été de même pour sa belle-mère, qui l’avait appelé à l’aube, folle de rage (informée par qui ?), lui ordonnant de renvoyer Irène à Athènes, le temps que le scandale soit apaisé. Barbe-Bleue avait filé doux : il s’en mordait les doigts maintenant. S’il avait pu savoir que la presse s’apprêtait à glorifier son meurtre, il aurait envoyé paître la vieille : de quoi se mêlait-elle ? En fait, il ne s’agissait pas d’une glorification à proprement parler, mais en tout cas, les propos le concernant étaient flatteurs pour son courage et ses réflexes. Il relut le titre du Daily Express : « Boucherie pour une nuit de Noël. » Évidemment, le mot boucherie…
Cela avait été une sensation délicieuse de tirer sur ce type. Il avait appuyé sur la détente, comme il l’avait fait des milliers de fois au stand, ou à la chasse, son sport favori. Le garçon avait fait une culbute, en une tension désespérée de tous ses muscles, fauché en plein mouvement. C’était autre chose que de tirer un canard ! À plusieurs reprises, avec des femmes surtout, Kallenberg avait dû se retenir de toutes ses forces pour ne pas aller jusqu’au bout, lorsqu’il serrait ses mains autour de leur cou, ou quand il les avait à sa merci, à ses pieds, dominant mal son envie de leur écraser le visage à coups de talon. Au lieu de cela, il faisait mine de plaisanter, les aidant à se relever, crispant ses doigts sur leurs cheveux, se demandant parfois si elles avaient pressenti que la mort les avait frôlées. Le Sun était plus nuancé : « Massacre chez un milliardaire. » L’article était rédigé d’une façon impersonnelle. Il y manquait les cris, le sang, l’odeur de poudre, la fumée bleue qui était sortie du canon de son arme, à deux reprises. Qui aurait pensé que Satrapoulos, en lui envoyant ses casseurs, lui fournirait l’occasion d’assouvir cette envie de tuer qu’il avait tant de mal à maîtriser ?
Le nom de son beau-frère lui était venu aux lèvres tout naturellement : mais était-ce bien lui qui avait monté le coup ? Kallenberg en ressentait la certitude dans chacune des fibres de son corps. Ce qui l’épatait, c’est que le Grec eût pu se venger avant d’avoir été touché, avant même d’avoir été informé. Jusqu’à la veille, il ne pouvait pas savoir que Herman disposait d’armes contre lui. Alors, comment avait-il eu l’idée de transformer la soirée en carnage ? Il y avait là quelque chose qui ne collait pas. Il relut l’article du Sun :
Au cours d’une nuit strictement privée destinée à fêter Noël le 13 août, une bande de voyous a envahi l’appartement londonien de l’armateur Kallenberg, terrorisant ses invités dont certains furent blessés en leur résistant. Avec un grand courage, M. Kallenberg, qui avait au préalable réussi à avertir la police, fit face aux agresseurs armés qui menaçaient son épouse, tuant l’un d’eux sur lequel on ne put découvrir aucune pièce d’identité. L’enquête devait prouver qu’il s’agissait de Bedel Moore, navigateur en chômage et repris de justice recherché par les autorités. L’arrivée des malfaiteurs, agencée comme un monôme d’étudiants, n’avait pas éveillé la méfiance des invités de M. Kallenberg…
Et plus loin : Le comte Lupus, magnat de la Ruhr, a été sérieusement commotionné au cours de l’échauffourée : ses agresseurs l’ont défenestré du troisième étage. Autre drame à déplorer, la très grave blessure de Lord Intire sur lequel se sont acharnés avec sauvagerie trois hommes probablement drogués.
Kallenberg, qui avait cru naïvement qu’il avait le monopole de la violence, était confondu que le Grec en ait fait usage à son tour, fût-ce par personnes interposées. De toute façon, il allait le payer très cher, et tout de suite.
Couché à six heures du matin, Barbe-Bleue s’était réveillé deux heures plus tard, rédigeant immédiatement un long mémoire pour l’émir, afin de l’informer par quels procédés on avait essayé de le compromettre. Wolf, son homme de confiance, s’était envolé quelques minutes plus tard vers l’émirat de Baran, à bord d’un appareil privé spécialement affrété par Kallenberg. Dans la serviette qu’il lui avait remise, il avait enfermé des doubles des photos prises chez Tina, ainsi qu’une copie de la bande magnétique ayant servi à enregistrer ses déclarations.
Barbe-Bleue avait précisé dans son mémoire :
« Malheureusement, il n’est plus en mon pouvoir — d’ailleurs, il n’a jamais été en mon pouvoir — d’arrêter le scandale. Je sais, de source sûre, que les documents concernant la mauvaise action de mon beau-frère sont sur le point d’être publiés. Dieu m’est témoin que j’ai fait ce que j’ai pu pour éviter cette épreuve à notre famille. Socrate Satrapoulos, lui-même, a été prévenu par mes soins de ce qui se tramait ; à mon grand étonnement, il n’en a pas paru affecté outre mesure. »
À huit heures du matin, Kallenberg, après être resté plusieurs minutes sous une douche glacée, avait convoqué Dun. Raph, qui avait pris un appartement au Westbury dans New Bond Street, allait se mettre au lit quand le téléphone avait sonné. Il était vanné. Après la fantasia, il avait dû se rendre au commissariat où l’on souhaitait entendre son témoignage. Il y avait confirmé la version de l’armateur : Kallenberg avait été tiré hors de son bureau par deux hommes le menaçant d’un poignard. Il avait fait face à ses agresseurs, s’était dégagé, avait saisi son Beretta et s’en était servi. Oui, Dun avait tout vu, car il était sorti dans le couloir pour se porter au secours de l’armateur, après avoir appelé la police. On l’avait remercié pour son concours et, en rentrant à l’hôtel, il avait trouvé Gina et Nancy qui l’attendaient, anxieuses.
Crevé, tremblant encore, il s’était précipité dans la salle de bain, avait fait couler de l’eau chaude et s’était laissé frotter le dos, longuement, par les deux comédiennes, maternelles en diable. À peine s’était-il étonné de les trouver en peignoir, dans sa propre chambre. Distraitement, il les avait caressées à son tour jusqu’à ce que la sensation de plaisir qu’il tirait de ces gestes lui fasse oublier l’horreur à laquelle il avait été mêlé. Au moment de s’allonger entre elles, sur le lit, il avait entendu la déplaisante sonnerie du téléphone.
« Est-ce que cela ne pourrait pas attendre quatre ou cinq heures ? Je voudrais dormir un peu. »
Kallenberg avait simplement répondu :
« Je vous attends tout de suite. Est-ce que je dors, moi ? »
Il avait dû se rhabiller, malgré les protestations de ses deux amies dont il n’aurait jamais cru que, même sur ce plan-là, elles pussent s’entendre et être complices.
« Dormez un peu en m’attendant, mes biches. Je serai de retour dans une heure. »
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