Il ne pouvait pas deviner que la « veuve », de son côté, se promettait de l’avoir. Au moment de signer, elle refuserait de prendre à sa charge le montant de la plus-value. Elle laissait ce petit supplément — deux millions de dollars — au bon cœur de l’ex-mari de ses filles. Après toutes les conneries qu’il avait, faites, il lui devait bien ça !
« Dis donc ! On boit pas beaucoup ici !
— C’est vrai ça ! Où est le bar ?
— Mets-toi d’abord une jupe de barmaid, j’irai chercher les bouteilles ! »
Depuis vingt minutes, un majordome glacial et réprobateur avait introduit dans le grand salon la centaine de journalistes débarqués à Athènes du monde entier. La plupart étaient sur place depuis l’annonce de la catastrophe. Au lieu de les inciter à la tristesse ou à la pudeur, la raison tragique de leur présence les poussait à en remettre dans le sarcasme. Ils en avaient trop vu pour se laisser avoir et se foutaient éperdument de tout ce qui ne les concernait pas : comédie !
Comme une volée de corbeaux, ils s’étaient abattus sur la résidence du Grec sitôt connue son intention de donner une conférence de presse.
« Au lieu de lui poser des questions sur la mort de son fils, j’aurais préféré faire des photos du cul de sa femme !… » lança une espèce de play-boy américain portant un sautoir autour des épaules plusieurs caméras et leurs flashes électroniques. Rires…
Pendant des années, quand ils n’avaient rien à se mettre sous la dent parce que la vie sentimentale de leurs victimes traversait une période de calme, ils avaient amusé leur public avec des révélations bidons. Ils étaient contents, les caves, pourvu qu’ils trouvent à leur petit déjeuner leur ration de Satrapoulos, Peggy, Kallenberg ou Menelas. Ça les faisait rêver, ça les mettait en condition pour affronter huit heures de boulot et les récriminations de leur chef de service.
Et voici que, d’un seul coup, deux scoops leur tombaient sur les bras, deux histoires simultanées et juteuses dont leurs rédacteurs en chef prévoyaient qu’elles feraient monter le tirage de leurs canards respectifs, de trente pour cent !
Dans le fond de l’appartement, une porte s’ouvrit, laissant apparaître deux valets porteurs d’une statuette de la Vierge en marbre blanc, haute d’un mètre environ.
« À genoux mes frères ! », ironisa un Allemand.
« Au fait pourquoi nous a-t-il réunis ? On sait déjà qu’il est foutu, son fils…
— Il devait être rond, quand il pilotait !
— Tu es dingue ? Je le connaissais le môme ! Il ne buvait que de l’eau. »
Les valets se retirèrent après avoir déposé leur fardeau sur une petite estrade. La porte se rouvrit aussitôt.
« Vos gueules ! Les voilà ! »
Un prélat de l’Église orthodoxe fit son entrée solennelle, vêtements sacerdotaux, componction et barbe blanche. Derrière lui… Peggy !
« Merde ! Je me la ferais bien cette salope ! Tu as vu ce cul ! »
Derrière Peggy, fermant la marche, le Grec, son éternel alpaga noir, chemise blanche, cravate et lunettes noires, cheveux paille de fer rouillée, fidèle dans les moindres détails à son personnage, cigare en moins. Seulement, lorsqu’il ôta ses lunettes, on s’aperçut qu’il était méconnaissable, pâle, les traits tirés, les yeux lourdement cernés. Des caméras ronronnèrent, brisant discrètement le silence qui avait suivi son entrée. Chacun comprit que le séducteur venait de subir une métamorphose. L’ecclésiastique et Peggy s’assirent derrière une petite table. Le Grec resta debout. On entendit la réflexion aigre d’un photographe :
« John ! Ton trépied me gêne ! »
Une jeune rédactrice à l’allure délurée chuchota :
« Il a pris un sacré coup de vieux !
— Messieurs !… commença le Grec… J’ai l’honneur de vous présenter Mgr Corybantes, archimandrite de Corfou. Monseigneur a bien voulu me faire la grâce d’être témoin des déclarations que j’ai à vous faire. Je l’en remercie, ainsi que d’une autre faveur miséricordieuse. C’est sur son autorisation que la Vierge Blanche — il désigna la statue — a pu quitter le monastère de Corfou où les fidèles, depuis six siècles, viennent lui adresser leurs prières. Peut-être entendra-t-elle la mienne aujourd’hui, en ces heures d’angoisse…
— Merde, ce cul, c’est pas vrai !… s’extasia le play-boy américain, pendant que continuait le blablabla…
— Vous avez devant vous, continua le Grec, un homme brisé. J’ai un fils, un fils unique, Achille. À l’instant où je vous parle, j’ignore où il se trouve. J’ignore même s’il est en vie. Sa vie m’est plus précieuse que ma propre vie.
— Ah ! ce cul !
— La ferme, quoi ! Vous ne respectez rien ! », se révolta la rédactrice délurée.
« Voilà ce que j’avais à vous dire… », poursuivit le Grec… « Si Dieu a rappelé mon fils à Lui, je me retire des affaires et du monde. Ma femme est entièrement d’accord avec cette décision. » (Sourires dans les coins, mouvements divers.) « Mais si, par miracle, par la grâce de Dieu, par bénédiction de la Vierge Blanche, je retrouvais Achille vivant, je jure solennellement » — là, le Grec s’adressa à l’archimandrite Corybantes — « … je jure solennellement que je remettrai tous mes biens, je dis bien TOUS, à notre Sainte Mère l’Église.
— Pour cette clause, c’est moins sûr que sa femme soit d’accord ! » ironisa un mauvais esprit.
« Messieurs, conclut le Grec, je vous remercie. Les recherches continuent. »
La séance était close. Avant même que le prélat ne soit descendu de son estrade, la moitié des journalistes avait quitté la pièce pour se ruer au téléphone. Les femmes surtout. Quant aux hommes, ils patientaient quelques secondes encore. Pour voir sortir Peggy. De dos.
Le Grec toisa Lewis d’un air courroucé : depuis quand se mettait-il en travers de son chemin ?
« Qu’est-ce que vous voulez ?
— C’est important, monsieur… »
Le secrétaire privé prit une mine de chien battu mais ne s’écarta pas pour autant du passage. Intrigué, l’archimandrite lui jeta un regard curieux. Peggy l’entraîna.
« Alors ? aboya Socrate… Vous ne voyez pas que je raccompagne Monseigneur ?
— C’est très grave, monsieur…
— Que peut-il y avoir de plus grave que ce que je souffre en ce moment ?
— Je sais monsieur, rien, seulement…
— Accouchez !
— C’est à propos de la Persian Petroleum…
— Vous perdez la raison, ou quoi ? Je viens d’annoncer que je renonçais définitivement à tout ! Et d’abord, à mes affaires ! Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, votre Persian Petroleum ?
— C’est M. Kallenberg, monsieur…
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Et Mme Mikolofides…
— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ils viennent de s’associer, monsieur ! Ils vont essayer de vous couler !
— Ils se détestent !
— Peut-être. En tout cas, ils rachètent les parts des petits porteurs pour fusionner et devenir majoritaires. »
Le Grec devint encore plus pâle.
« Les salauds ! Vous êtes sûr ?
— Certain, monsieur.
— Ils osent ! Ils savent que je suis en train de crever et ils osent !
— C’est pour cela qu’ils osent.
— Ah ! non. Jamais ! Ne serait-ce que par respect pour Achille, jamais !… Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Tout se joue sur deux actions. Il faut les empêcher de les avoir toutes. Me permettez-vous de m’en occuper ?
— Allez-y Lewis ! Vous avez pleins pouvoirs ! Démolissez-moi ces vautours ! »
Depuis huit heures, avec des précautions infinies, centimètre par centimètre, on halait l’épave. Les grutiers n’avaient pu garantir qu’ils arriveraient à la tirer complètement hors de l’eau. À quinze mètres de profondeur, il est impossible de savoir dans quelle partie du métal ont mordu les crocs d’acier qui balaient le fond de la mer à l’aveuglette. Une traction trop forte, un mouvement trop brutal et tous les efforts seraient réduits à néant : la carcasse du Bonanza s’engloutirait à nouveau et, plus jamais, nul ne pourrait la remonter de son écrasante prison liquide.
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