Il y eut un long silence où leurs regards s’affrontèrent. Chacun des deux avait le sentiment, pour des raisons qui lui étaient propres, que la bataille qui allait se jouer serait décisive et que l’autre ne céderait pas.
Achille parce qu’il jouait son statut d’homme à part entière. Socrate parce qu’il refusait d’abandonner la mainmise gagnée de haute lutte sur ce fils unique dont il voulait faire son successeur et son légataire universel.
Sur l’invitation muette de son père, Achille s’était assis dans le fauteuil qui faisait face à son immense bureau. Pas du tout impressionné. Pour la première fois de sa vie, au contraire, il se toisait d’un œil critique. Il trouvait même qu’il avait l’air minuscule, précisément parce qu’il avait choisi ce bureau ridiculement trop grand. Le Grec attaqua le premier, méprisant, hautain :
« Pauvre type ! »
Achille ne broncha pas. Chose curieuse, sans le savoir, il avait repris à son compte le tic de son père : il fourrageait nerveusement dans la poche de sa veste où il avait fourré deux lettres que Joan lui avait écrites. Au même instant, le Grec tripotait la liasse de billets de banque qui ne quittaient jamais la poche droite de son pantalon.
« Tu te prends pour un homme parce que tu baises une femme assez vieille pour être ta mère ! »
Achille l’arrêta calmement :
« Tu épouses bien des femmes assez jeunes pour être tes filles ! »
Le coup était si direct — jamais Achille n’avait osé lui parler sur ce ton — que Socrate feignit de ne pas avoir été atteint. Il passa outre :
« Non seulement elle est âgée, divorcée, usée, mais en plus, tu l’entretiens ! »
C’était faux. Achille se retint pour ne pas le lui crier au visage. Il préféra rester impassible et le défier :
« Ma foi… ce doit être un tic de famille. »
Le Grec bondit et rugit :
« Tu vas la fermer !… Tu n’es qu’un petit con ! Et elle aussi te prend pour un con ! Elle se fout de toi ! Je sais tout ! L’assurance, les cinquante millions de dollars sur sa tête, tout !… Tu es cinglé ? Tu crois que je vais tolérer que mon fils foute en l’air, pour une putain, le pognon que je me suis crevé à gagner !… »
Achille avait l’impression de vivre un rêve. Plus exactement, d’assister à une scène de cauchemar où quelqu’un d’autre, à sa place, aurait affronté son père et lui aurait dit en face ce qu’il n’avait même pas osé penser en secret. Il entendit cet « autre » répondre calmement :
« Après tout, je ne te demande pas pour qui tu dépenses ton argent. »
Suffoqué, Socrate ouvrit des yeux ronds et martela les mots :
« Qu’est-ce que tu dis ?… Depuis quand ai-je des comptes à te rendre ?… C’est moi qui t’entretiens ou c’est toi qui me fais vivre ?
— Tu m’entretiens peut-être, mais je ne vis pas que d’argent !
— Pauvre petit couillon ! Si tu étais sans un, tu ne garderais pas ta Joan dix minutes !
— Essaie d’être fauché toi-même ! Tu verras si tu garderas ta Peggy ! »
Le Grec marqua un temps d’arrêt. Ce dialogue le pétrifiait.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? dit-il.
— Rien. Je me comprends. »
Sous le coup, le visage du Grec sembla s’affaisser. Achille eut un élan de pitié quand il le vit prendre sa tête à deux mains et demeurer immobile, les yeux dans le vague. Il eut la force de ne pas y céder. Il était encore trop fragile pour se permettre ce luxe. Il bredouilla :
« Papa… »
Le Grec ne répondit pas. Achille répéta :
« Papa… »
Des mots sortirent des lèvres de Socrate, comme s’il parlait seul :
« Ta sœur se laisse manœuvrer par un gigolo… C’est une fille… Mais toi, tu es mon seul garçon… Je te voyais autrement… J’avais d’autres projets pour toi…
— Je suis désolé, papa… Mais je ne peux pas vivre ta vie pour toi. Et tu ne peux pas vivre la mienne à ma place… Ce n’est pas tout… »
Le Grec releva la tête, intrigué…
« C’est la première fois que nous avons ce genre de conversation, et je souhaite que cela soit la dernière. Je voudrais qu’on vide l’abcès une bonne fois…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pendant des années, Maria et moi on s’est posé des questions… Toi, tu étais toujours en voyage… Maman n’était pas souvent à la maison… Parfois, on entendait parler les domestiques… On faisait semblant de ne pas entendre. En fait, on voulait surtout ne pas entendre. Des bribes, des riens, mais qui nous mettaient la puce à l’oreille… À vingt-quatre ans, je me doute que tu n’as pas bâti ta fortune en te comportant comme un enfant de chœur… Je m’en doute, papa, mais je voudrais savoir, il faut que tu me dises… C’est trop grave… Je ne peux plus vivre comme ça… »
Le Grec lui fit signe de continuer :
« Parle.
— Je voudrais que tu me parles de ma grand-mère.
— À quoi bon ? Quand elle est morte, Maria et toi aviez deux ans.
— Justement. Je n’en parlerai pas à Maria si tu veux, mais il faut que tu me dises… entre hommes… »
Le Grec hocha la tête et murmura avec amertume :
« Entre hommes… »
Alors, Achille s’entendit dire :
« Pourquoi l’as-tu laissée mourir de faim ? »
En un instant, Satrapoulos reprit sa gueule de lutteur. Il cria :
« Qui t’a raconté cette connerie ?…
— Peu importe… », continua Achille d’une voix douce et têtue… « Est-ce que c’est vrai ? »
Socrate garda le silence. Achille insista :
« Est-ce que c’est vrai, papa ?
— Oui, c’est vrai ! hurla le Grec… Et alors ?
— Pourquoi ?
— De quoi te mêles-tu ? Qu’est-ce que tu crois ?… Est-ce que tu sais ce que j’ai dû faire pour devenir ce que je suis ? Tu penses que ça s’est fait tout seul ? Je suis né pauvre, moi ! J’ai traversé des horreurs ! Tu n’as eu que la peine de venir au monde et tu as le culot de me demander des comptes, de t’ériger en juge ! Ça ne te regarde pas, mon passé ! Ni toi ni personne ! Maintenant, sors d’ici et va rejoindre qui tu veux, je m’en fous, tant pis pour moi !
— Papa…
— Il t’emmerde, papa ! Puisque tu veux jouer à l’homme, débrouille-toi tout seul ! »
Achille laissa tomber de sa petite voix posée cette phrase terrible :
« Même si je me débrouillais tout seul, je ne te laisserais jamais crever de faim. »
Le Grec encaissa le coup mais planta ses yeux dans ceux de son fils :
« Parfait ! Puisque tu insistes, tu vas tout savoir ! Il y a certaines vérités que j’aurais voulu t’épargner ! Tant pis ! Puisque c’est le jour du grand déballage !… Ouvre des oreilles ! Tu vas voir de quelle illustre lignée tu descends ! Tu ne le sais peut-être pas puisque tu as toi-même la citoyenneté américaine, mais moi je suis né dans les faubourgs de Smyrne… Dans une baraque en planches, sans fenêtre, avec de la toile goudronnée en guise de toit… En Turquie, les Grecs étaient considérés comme les juifs d’Asie Mineure… Des métèques, des étrangers ! Les Grecs de Grèce nous vomissaient d’avoir quitté le pays, mais il fallait bouffer, hein… Et les Turcs nous en voulaient à mort de proliférer sur leur territoire ! De temps en temps, quand ils en avaient marre de nos gueules, ils nous massacraient ! Depuis des siècles, c’est nous qui servions de tampons dans toutes les guerres ! Au moindre litige, toute la colonie grecque y passait ! À l’âge de six ans, l’âge que tu avais lorsque je t’ai offert ton premier voilier, j’ai vu quatre de mes oncles se faire pendre !… Des frères de mon père !… Ce n’est pas tout ! Ceux qui ne crevaient pas assassinés mouraient de faim ou de maladie ! On était tellement pauvres que, pour bouffer, ma mère jetait un chou dans un chaudron !… On appelait ça la soupe !… Ça nous faisait trois jours !… Je me suis juré d’avoir ma revanche ! Que, plus jamais, je ne serais pauvre, que je ferais n’importe quoi pour échapper à ça, la mort lente ou les massacres !… »
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