En fait, Peggy régentait tout et son mari, comme Napoléon, n’avait qu’une ressource, la fuite. En cachette, il avait revu la Menelas pour lui « expliquer » son mariage. Épisodiquement, ils se donnaient rendez-vous à Milan ou à Paris et allaient dîner « en copains » dans les restaurants qui leur rappelaient le passé. Peggy, qui revoyait beaucoup ses anciens amis de New York, ne lui en tenait pas trop rigueur. Se sachant unique, et l’étant, elle se comportait comme une déesse au-dessus de la mêlée, sans rivale. Il ne se passait pas de jour sans que des centaines de journaux dans le monde ne leur consacrent des articles. Le fait d’être à court d’informations ne les gênait nullement : ils en inventaient. Les Satrapoulos ne réagissaient pas davantage que la reine d’Angleterre qui ne répond jamais à aucune attaque. Comme elle peut-être, se sentaient-ils eux aussi d’essence divine. Il leur arrivait de donner le même soir, chacun de son côté, une party différente dans un pays différent. Quand ils se retrouvaient, chacun félicitait l’autre des bons échos qui lui étaient parvenus de la fête. Périodiquement, on annonçait leur divorce, ce qui faisait grimper le tirage des magazines. Vis-à-vis d’eux, le public avait la même réaction que les enfants à qui l’on raconte une histoire cent fois : encore ! Leurs divorces bidons et les pseudo-grossesses de Peggy faisaient les choux gras de la presse internationale depuis près de quatre ans, date de leur mariage. Avec un peu de chance, cela pouvait durer trente ans encore puisque leurs enfants respectifs, héritiers de leur immense fortune, prendraient bientôt leur succession le jour où ils seraient trop usés ou casseraient leur pipe.
Mais il était écrit que les choses ne se passeraient pas de cette façon. Un engrenage fatal allait mettre en branle un enchaînement d’événements extraordinaires. En apparence, le premier de la série ne concernait pas Socrate, et encore moins Peggy. Pourtant, quand il éclata comme une bombe, les aigris, lés jaloux et les superstitieux eurent l’intuition que ses retombées n’épargneraient personne.
Comme si, quelque part, un croupier invisible avait crié la formule rituelle annonçant aux joueurs que la boule est partie, et qu’elle est folle : « Rien ne va plus ! »
Après avoir expédié son dîner avec sa nouvelle collaboratrice — Miss 90-52-92 — Kallenberg se retira dans son bureau. Il était d’une humeur de chien et avait des élancements dans les parties, là où l’avait atteint le coup de pied d’Irène. On frappa à la porte. C’était Alain, son valet de chambre personnel :
« Monsieur, il faut que vous veniez tout de suite ! Jeanine a trouvé madame dans sa chambre, par terre.
— Comment ça, par terre ? »
Kallenberg se leva et suivit le larbin…
« Montons vite, monsieur… Jeanine est très inquiète… »
À leur arrivée, Jeanine se leva. Elle se tenait accroupie près d’Irène et avait les larmes aux yeux :
« Vite, monsieur ! Il faut faire quelque chose… Un docteur…
— Allons donc ! Ce n’est pas la première fois que madame a ce genre de malaise ! »
Herman saisit Irène dans ses bras, la souleva et la posa sans ménagements sur le lit. Il vit qu’elle était toute froide. Pourtant, il eut l’impression que son pouls battait faiblement. Très faiblement.
« Allez chercher des sels… Je vais tâcher de la ranimer… Irène !… Irène !… Tu m’entends ? Jeanine, aidez-moi… Soulevez-la un peu… »
Il lui envoya des gifles légères sur les joues, sans autre résultat que lui faire ballotter la tête de droite à gauche.
« Irène !… Allons, Irène… Reviens… Alain, les sels !… Jeanine, où est l’infirmière ?
— Madame lui avait donné congé ce matin…
— Bon Dieu !… Attendez… Soulevez-la encore… Irène !… »
Il y eut comme une palpitation dans les paupières d’Irène…
« Vous voyez, ça y est ! Ça va aller mieux !… Étendez-la, on va la laisser se reposer… Alain, appelez le professeur Kiralles… Qu’il vienne vite… Je lui envoie l’hélicoptère… Il a l’habitude… »
Dix minutes plus tard, Alain revenait.
« Vous l’avez eu ?
— Il n’est pas encore rentré, monsieur. On l’attend d’une minute à l’autre… J’ai demandé qu’il vous appelle dès son retour. Voulez-vous que je prévienne le docteur Salbacos ?
— Je voudrais surtout qu’on soit discret et qu’on n’ébruite pas cette affaire, compris ? Puisque mon ami Kiralles va revenir incessamment, autant, l’attendre. Pour gagner du temps dites au pilote de décoller pour Athènes. »
Jeanine hésita :
« Et madame, monsieur ?
— Nous allons rester avec elle. Vous avez autre chose à proposer ?
— Non, monsieur.
— Si elle bouge, appelez-moi. Je vais encore essayer de joindre le professeur Kiralles… »
Kallenberg abandonna la femme de chambre, dévala les marches et composa le numéro privé du professeur… Kiralles n’était toujours pas rentré. Barbe-Bleue essaya alors de contacter le docteur Salbacos : il venait de sortir.
Au bout de trois quarts d’heure de tentatives infructueuses, Kallenberg remonta dans l’appartement d’Irène pour relayer Jeanine. Il la trouva en pleurs.
« Alors ?
— Madame est morte, monsieur. »
La femme de chambre le regardait stupidement, le prenant à témoin d’un événement qui lui paraissait inconcevable. Kallenberg fit trois pas vers le lit, contempla le visage d’Irène qui avait la couleur de la cire, lui posa la main sur le front. En bas, le téléphone sonna. Alain dut décrocher car le bruit se tut presque instantanément. Jeanine éclata en sanglots, se leva et sortit de la pièce. Elle croisa Alain qui montait l’escalier…
« J’ai eu le docteur… Il va arriver…
— Trop tard… c’est trop tard… »
Les larmes l’étouffèrent. Une heure plus tard, le docteur Salbacos faisait son entrée dans le salon.
« Où est-elle ? »
Jeanine sanglotait toujours, soutenue par deux cuisinières et un majordome. Elle secoua la tête d’un air égaré, ne put pas dire ce qu’elle voulait dire mais s’engagea dans l’escalier et lui ouvrit la marche. Salbacos comprit qu’il n’aurait aucune intervention à faire. Sans même serrer la main de Kallenberg, il se pencha sur le corps d’Irène, lui souleva une paupière, tâta son pouls et renonça à coller son oreille contre sa poitrine : tout ce qu’il pouvait dire, à vue de nez, c’est que cette femme était morte depuis deux heures au moins.
« Comment est-ce arrivé ? »
Barbe-Bleue désigna simplement la boîte de pilules vide. « Barbituriques ? » demanda Salbacos.
Barbe-Bleue hocha la tête affirmativement.
« Il y en avait beaucoup dans la boîte ?
— Elle en prenait à longueur de journée.
— Vous n’avez pas essayé de la faire vomir ?
— Vous savez… Cela s’est passé si vite… Pourquoi s’est-elle suicidée ?… Pourquoi ?…
— Monsieur Kallenberg… Vous voyez ces traces, là, sur le visage ? Ce sont des traces de coups. Qui a trouvé Mme Kallenberg inanimée ?
— Jeanine, sa femme de chambre.
— Votre épouse a-t-elle eu une altercation avant sa mort ? Avec quiconque ? »
Kallenberg eut l’air sidéré :
« Vous voulez parler des gifles ? Mais c’est moi ! D’ailleurs, Jeanine et Alain vous le diront… J’ai essayé de la ranimer… »
Jeanine et Alain hochèrent la tête avec vigueur. Alain précisa :
« Dès l’instant où Jeanine a trouvé madame, monsieur a fait l’impossible pour la ranimer.
— C’est vrai, approuva Jeanine. Tout !
— Puis-je téléphoner, monsieur Kallenberg ?
— Alain, conduisez le docteur dans le salon. »
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