Ce jour-là, jour du mariage, on avait doublé les rondes sur terre et sur mer. Des marins en blanc, matraques à la main, parcouraient le rivage dès l’aube pour en chasser les éventuels importuns que la tenue d’homme-grenouille ne rebutait pas. Des journalistes de Life avaient même tenté un parachutage de nuit, éventé par une patrouille de chiens policiers. Les marins avaient rejeté à la mer les deux reporters et détruit leur matériel. Le gouvernement grec avait donné l’ordre à tous les appareils, civils ou militaires, de quelque nationalité qu’ils fussent, de ne pas survoler l’île ni la mer dans un rayon de cinq milles. Deux chasseurs et un hélicoptère de la gendarmerie maritime veillaient à son exécution.
Le Grec, qui se flattait d’avoir l’œil à tout, n’avait oublié qu’une chose, la veille : mettre un avion à la disposition de Peggy ! Il avait senti ses cheveux se dresser sur la tête quand un appel reçu de New York du directeur de sa Compagnie l’avait informé de la catastrophe : Peggy et sa suite étaient déjà arrivées sur l’aéroport sans que rien eût été prévu pour eux !
« Que dois-je faire, monsieur ?
— Trouvez-moi un Boeing tout de suite, bon Dieu !
— J’ai déjà essayé ! Tous sont en l’air !
— Et nos avions réguliers ?
— Il n’y en a qu’un seul aujourd’hui. Il décolle dans deux minutes.
— Arrêtez-le, bordel !
— Bien, monsieur. Mais il est plein… Qu’est-ce que je fais des passagers ?
— Videz-les !
— Combien voulez-vous que j’en fasse sortir… heu… si c’est possible…
— Videz-les tous ! Tous, vous m’entendez !
— Mais, monsieur… C’est difficile… heu…
— Vous voulez garder votre place ?
— Évidemment…
— Alors, nettoyez-moi ce foutu Boeing, au lance-flammes s’il le faut, je m’en fous ! Je me marie, moi, vous comprenez ça, crétin ? Exécution !
« Rappelez-moi dès que vous aurez tout arrangé ! »
Un peu plus tard, un appel l’avait rassuré, Peggy s’était bien envolée ! Quand elle avait atterri à Athènes, le Grec l’attendait, un bouquet de fleurs à la main, intimidé comme un collégien. Il avait donné des instructions pour qu’on cache la presse pendant quelques jours. C’était un tollé général. Un journal britannique avait même titré son éditorial à la une :
PEGGY, VOUS N’AVEZ PAS HONTE ?
Les autres articles de quotidiens étaient du même tonneau, agressifs, méchants, fielleux, du style : « Elle épouse un homme qui pourrait être son père », ou : « L’idole descend de son piédestal », ou encore : « La veuve de Scott Baltimore déshonore l’Amérique. » Il y en avait comme cela des centaines dans tous les magazines du monde. Deux ou trois seulement avaient pensé qu’après tout, ce mariage était l’affaire de ceux qui le contractaient et qu’ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Peggy embrassa Socrate sur les joues avec gaucherie :
« Puis-je vous présenter maman ? »
Le Grec, qui avait pourtant l’âge de sa future belle-mère, se sentit régresser brusquement à dix ans. Il n’arrivait plus à lâcher la main de Margaret Beckintosh qui le sondait jusqu’au fond de l’âme, l’air sévère. Finalement, elle articula en le regardant droit dans les yeux :
« Me jurez-vous de rendre ma fille heureuse ? »
Bêtement ému, Satrapoulos hocha la tête à plusieurs reprises, de bas en haut, avant de pouvoir prononcer :
« Oui… Je vous le jure. »
À son tour, elle l’embrassa. Peggy poussa ses deux garçons devant elle :
« Chéris, embrassez donc Socrate ! »
S.S. se pencha sur l’aîné qui se tenait raide comme un piquet, mais qui le laissa faire. Quand le Grec voulut recommencer l’opération avec le plus jeune, l’enfant se mit à pleurer et à chercher refuge dans la mini-jupe de sa mère :
« Voyons, Christopher ! Qu’est-ce qui te prend ? »
Mais le gosse s’accrochait farouchement aux cuisses de Peggy, cachant son visage dans ses mains tout en sanglotant. Peggy essayait de le calmer :
« Tu vas voir ! Tu viens d’arriver dans le plus beau pays du monde ! Tu vas être tellement heureux ! »
Socrate essaya de le prendre dans ses bras. L’enfant eut un véritable soubresaut et cria :
« Non ! Non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Maman ! »
Une nurse voulut s’interposer. Le Grec l’arrêta d’un geste. Peggy lui fit une moue navrée et amusée. Le Grec dit :
« Laissez-le s’habituer à moi… Je l’aimerai tellement qu’il finira bien par me voir… »
En bout de piste, deux hélicoptères les attendaient pour les emmener à Serpentella. Ils s’y rendirent dans trois limousines. Quand les appareils s’élevèrent, leurs passagers eurent une vue panoramique de l’aéroport : il était cerné par des cordons de police contenant une foule énorme. Au loin, on apercevait la mer. Peggy prit tendrement la main de Socrate et lui murmura :
« Vous verrez… Moi aussi, je vous rendrai heureux… »
Le soir, après le dîner en famille, Socrate emmena Peggy dans son bureau. Deux hommes les y attendaient déjà. Le pélican long et maigre qui avait voyagé avec elle et un petit gros à lunettes. Tous deux comptaient parmi les gloires du barreau mondial. Le pélican était le conseil de Peggy, la petite boule défendait les intérêts du Grec. Malgré leur fatigue, la boule et le pélican se levèrent pour accueillir les fiancés : depuis deux mois, chacun des deux avait trimé avec son équipe de juristes internationaux pour mettre au point le plus fantastique, le plus extravagant des contrats de mariage.
Tout était prévu, même l’imprévisible : la mort, les accidents, les séparations éventuelles, les maladies, les études des enfants, le nombre de leurs gardes du corps, la nationalité des nurses, l’argent de poche du personnel, toutes les possibilités d’invalidité, de folie, d’infirmité — y compris l’impuissance — les différentes résidences où le couple passerait les vacances, et quand, les limites de la liberté des deux conjoints, les médecins à consulter en cas de blessures, les hôtels où descendre, les frais de garde-robe de la mariée, ses allocations de massage, de pédicure, d’esthéticienne, de produits de beauté, de chaussures, de dessous, bref, quatre-vingt-dix pages tapées sans interligne et bourrées d’alinéas, de renvois, de notes correctives aussi serrées que les barreaux d’une prison. Dans un additif de trente pages figuraient, sur des feuillets séparés, les biens respectifs de Peggy Baltimore et de Socrate Satrapoulos : vingt-huit pages à lui tout seul symbolisant, sous forme de sociétés, de biens immobiliers, d’or, de participations, de tonnage de pétroliers, de banques, de compagnies aériennes, de terrains, de toiles de maîtres et de dépôts liquides, toutes les possessions qu’un homme, devenu Dieu, peut tenir sous sa coupe. Même les notes d’électricité étaient prévues, et le gaz, les impôts, le téléphone, les transports, le chauffage, l’entretien des différentes propriétés sans parler du nombre de timbres-poste alloués mensuellement par le Grec à Peggy.
Soit, en tout, 1 327 points précis allant du yacht à une paire de jarretelles.
Peggy ne voulut pas lire, mais le Grec insista tellement que le pélican tourna pour elle les pages du contrat, pointant du doigt ce qui lui paraissait essentiel, par exemple, qu’en cas de mort de son mari, Peggy toucherait cent cinquante millions de dollars. Son allocation annuelle, s’inscrivant en plus de ce qui précédait à la rubrique « Frais divers », s’élevait à un million de dollars. Autre paragraphe : le droit absolu d’acheter chez trois joailliers européens — Paris, Londres, Athènes — tout ce qui lui ferait plaisir, en d’autres termes, un gigantesque chèque en blanc pour les produits les plus coûteux du monde, les bijoux.
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