Les visages se figèrent dans une concentration douloureuse. Le Grec répéta : « De l’intérieur, vous vous rendez compte ! » Et il se tapa sur les cuisses. Après un instant d’hésitation, les autres firent chorus avec d’autant plus de puissance qu’ils n’y avaient rien compris. Subrepticement, Satrapoulos jetait les yeux en direction de la porte qui menait aux cuisines : que faisait donc Olympe ? Elle l’abandonnait seul avec tous ces cons ! Bientôt, il n’y tint plus :
« Chers amis, excusez-moi… Il a dû se produire un petit incident… Je vais voir… »
Dès qu’il fut hors de vue des Australiens, son visage se crispa de colère : pourquoi est-ce qu’il payait du personnel ? Où étaient-ils ? Au pas de charge, il galopa dans le couloir, vaguement inquiet. Il poussa la porte des cuisines : la Menelas était étendue sur le carrelage, raide comme un cadavre, d’une pâleur de cire, le visage couvert de vomissures. Il se précipita, s’agenouilla, vit qu’elle respirait encore et tenta de la ranimer par de petites gifles. Ce faisant, il appelait à la rescousse les maîtres d’hôtel toujours invisibles. La Menelas ouvrit un œil, essaya de dire quelque chose et repartit dans son évanouissement. Fébrilement, le Grec chercha une bouteille de vinaigre, remua les tiroirs, balaya des étagères, explora des placards. Rien. Il revint à la Menelas, quitta sa veste, la roula en boule et la lui mit sous la tête. Elle avait les narines pincées et ne réagissait toujours pas. Enfin, son corps fut parcouru d’un tremblement… Elle ouvrit les yeux…
« Ma chérie !… Que se passe-t-il ? Parlez-moi !… »
Faiblement, elle détourna la tête comme si elle eût craint de faire craquer ses vertèbres. D’un doigt flageolant, elle désigna un écriteau accroché au-dessus des fourneaux, sur lequel une main vengeresse avait tracé, à grands coups de rouge à lèvres :
ON FOUT LE CAMP
ON À PISSÉ DANS LA SOUPE
Elle eut un hoquet et vomit à nouveau. Le Grec la tenait contre lui, lui soulevant la tête, la consolant, la berçant.
Pendant ce temps, les Australiens s’inquiétaient. Leur doyen, au nom de la communauté, décida d’aller aux nouvelles. Il erra au hasard dans les couloirs vides, trouva la porte de la cuisine et embrassa la scène d’un coup d’œil : le Grec penché sur la Menelas secouée par des spasmes, et l’écriteau. Surmontant un haut-le-cœur, il se porta au secours de ses hôtes. Trois minutes plus tard, tous ses associés étaient dans la cuisine, surmontant leur dégoût, feignant de n’avoir pas lu la redoutable pancarte. Le Grec les pria de retourner à table, il allait tout leur expliquer… Ils vinrent se rasseoir, l’appétit coupé, les yeux rivés à la soupière dans laquelle… Pouah !… Pendant qu’Olympe se refaisait une beauté dans une salle de bain, S.S. les rejoignait, l’air jovial :
« C’est une blague des domestiques. Un différend qu’ils ont eu avec ma gouvernante ! Bien entendu, ce que vous avez lu est stupide ! D’ailleurs… » À la grande horreur des Australiens, il plongea, la louche d’argent dans le récipient précieux…
« … j’en reprends ! Je l’ai trouvée délicieuse ! »
Il toisa ses commensaux d’un œil dur :
« En voulez-vous encore ? »
Ils se dévisagèrent, gênés, comprenant toutefois que le Grec leur imposait l’épreuve de force et que la signature de leur contrat était à ce prix-là. Le doyen donna le ton :
« Nous allons tous en prendre. Cette soupe est un vrai régal ! »
Pas fou, il servit d’abord ses proches voisins et fit circuler la soupière. Chacun se retrouva en tête-à-tête avec le liquide rougeâtre et suspect.
« Messieurs… »
Sous l’œil aigu et attentif du Grec, il plongea bravement sa cuillère dans son assiette. Surmontant une nausée, il porta la bisque à ses lèvres et avala, maudissant le dieu des affaires qui lui infligeait un supplice pareil. Les uns après les autres, ses alliés l’imitèrent. Quand les assiettes furent vides, Satrapoulos prit la parole :
« Tant pis pour le reste du dîner ! Je suis désolé. Je vous propose d’aller continuer notre repas chez Maxim’s. »
La Menelas refusa de se joindre à eux. Elle avait un teint de plâtre. Elle s’affala dans un énorme canapé en cuir et lapa la moitié d’une bouteille de whisky, à petites gorgées, en faisant la grimace.
Deux heures après, le Grec était de retour, furieux. L’affaire était ratée. Il s’était montré agressif, intransigeant et avait refusé d’accompagner les Australiens qui avaient voulu finir leur soirée au Crazy Horse. Il attaqua sans préambule :
« C’est intelligent ! Tu m’as fait louper dix millions de dollars ! »
Bien qu’éméchée, la Menelas se rebiffa :
« Comment oses-tu ?… On ne m’a jamais traitée de la sorte ! »
Bientôt, les injures des bas quartiers d’Athènes volèrent sous le lustre en cristal du grand salon. Excédée, Olympe prit son manteau et hurla :
« Je fous le camp ! »
Au lieu de la retenir, le Grec, oubliant qu’ils devaient se marier le lendemain, aboya en écho :
« C’est ça ! Et pisse dans la soupe ! »
Au moment où la porte claquait, la sonnerie du téléphone retentit. Socrate la négligea, se proposant d’aller finir la nuit au George V. Il n’avait plus remis les pieds au Ritz depuis la mort de sa mère.
Peut-être même, en buvant un verre dans une boîte, trouverait-il des filles trop heureuses de venir lui calmer les nerfs à domicile. La sonnerie du téléphone insistait, lancinante. Avec colère, il alla décrocher :
« Oui ? Quoi ? »
Au bout du fil, une voix flûtée de petite fille inquiète :
« C’est moi…
— Peggy ! Mais d’où appeliez-vous ?
— New York… Socrate, c’est affreux ! Il faut absolument que vous fassiez quelque chose pour moi !
— Tout ce que vous voudrez, Peggy ! Je vous écoute.
— Il faut absolument que vous m’épousiez. »
Il considéra l’appareil d’un air ahuri, comme si sa contemplation eût pu lui fournir les réponses aux questions folles qui se pressaient dans sa tête… Il bredouilla…
« Pardon ?
— Épousez-moi ! J’ai dit à ma belle-famille que nous allions nous marier… Il faut le faire, Socrate ! »
Il déglutit avec peine :
« Mais, Peggy…
— Vous acceptez ?
— Je…
— Socrate, c’est très grave… J’ai pris mes responsabilités… Prenez les vôtres !
— Eh bien…
— Socrate, mon chéri, oui ou non ?
— Mais oui, bien sûr !…
— Quand ?
— Attendez, je vous entends mal… »
Il avait très bien entendu. Elle répéta :
« Quand ? »
Il tenta d’avaler sa salive qui restait bloquée dans sa gorge :
« Quand vous voudrez.
— Oh ! Socrate ! Vous êtes merveilleux ! Vous m’avez compromise, vous savez ! Tout le monde est au courant ! Toute la famille Baltimore… Nut aussi !
— Ah ! Nut aussi…
— Chéri, j’arrive !
— Où ça ? bégaya-t-il.
— À Paris ! Il faut que nous parlions de tout cela dans le détail… Nous avons tellement de questions à régler ! Il faut que nos avocats se rencontrent !
— Peggy ?…
— Oui ?
— Êtes-vous sérieuse ?
— Oui ! Je vous aime. Je veux vivre avec vous.
— Peggy…
— Oui ?
— Moi aussi.
— Oh ! mon amour, j’arrive !
— Je téléphone immédiatement à New York pour qu’on mette un avion à votre disposition…
— Chéri, vous pensez à tout !
— Peggy !
— Oui ?
— Je vous aime.
— Ne bougez pas, j’arrive ! »
La communication fut coupée. Pensivement, le Grec desserra le nœud de sa cravate. Il se servit un whisky et s’assit à l’endroit même où il avait trouvé la Menelas quand il était rentré de chez Maxim’s. Tout allait trop vite, même pour lui… Malgré ce que lui avait laissé entendre le Prophète, il n’avait pas douté un instant qu’il serait le mari de la Menelas dès le lendemain. Mais la Menelas était partie. Il la connaissait assez pour savoir qu’elle ne reviendrait pas de sitôt, jamais peut-être. Et Peggy s’était manifestée… Peggy l’inapprochable, Peggy l’unique pour laquelle il avait pris des leçons d’hypnose, Peggy qu’il avait sautée dans son bateau comme n’importe quelle putain. Il s’en souvenait maintenant… Au moment où son propre plaisir allait le submerger, il lui avait craché dans la gueule sans savoir pourquoi, sans comprendre que ce geste le libérait en rendant à la « Veuve de l’Amérique » des dimensions humaines, charnelles. Elle lui avait demandé :
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