— G.À.L. 112 à tour de contrôle. Bien reçu.
— Ils sont fous ou quoi ? » demanda Lily…
En réponse à sa question, elle vit grossir trois voitures sur la piste. Elles fonçaient vers l’appareil et s’arrêtèrent sous les ailes dans un crissement de coups de freins.
« Qui c’est ? interrogea l’un des stewarts.
— Pas n’importe qui, en tout cas, les passagers étaient fous de rage. Il y en a deux qui ont parlé de procès… murmura Pat, une autre hôtesse qui écarquillait les yeux pour mettre un nom sur la ravissante silhouette féminine qui escaladait l’échelle d’un air décidé, un enfant à chaque main.
— Ça alors ! C’est Peggy Baltimore ! »
Derrière Peggy, trottinaient sa propre mère, Mme Beckintosh, et Nut. Puis deux nurses et une gouvernante. Quatre gorilles fermaient la marche, semblant encadrer un homme grand et maigre qui était peut-être un secrétaire. Dix personnes en tout. Le nombre de leurs valises était tout simplement fabuleux ! Presque autant que pour les cent trente passagers normaux ! Encore la radio :
« Soignez vos passagers comme vous n’avez jamais soigné personne. Ordre de la Compagnie. Parlez !
— Bien reçu ! maugréa le commandant de bord.
— Bon voyage ! »
Il coupa le contact de son propre micro et fit rouler son Boeing vers le point fixe :
« Grouillons-nous ! Au cas où ils auraient oublié leur caniche…
— C’est demain qu’il l’épouse !
— M’en fous ! Ça fait une drôle de publicité pour la Compagnie !
— Boph !… Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Après tout, elle appartient au Grec… »
Pat prépara des plateaux, caviar et Dom Pérignon…
« Ah ! Ce n’est pas pour moi qu’un homme débarquerait cent trente passagers pour me laisser leur place ! C’est beau, l’amour ! »
Sa voix fut couverte par le sifflement aigu des réacteurs. L’appareil se cabra et frémit avant de piquer vers le ciel.
« Non, je n’irai pas ! Pas dans l’état où tu m’as mise ! »
Irène désignait un bleu sous son orbite qu’un savant maquillage n’était pas totalement parvenu à cacher. Kallenberg haussa les épaules :
« Tant pis. J’irai seul.
— Non ! Je t’interdis ! »
Il leva un sourcil menaçant :
« Toi, tu m’interdis ?
— Oui ! Je défends ma famille, moi ! Je n’irai pas parader devant un type qui a fait souffrir ma sœur !
— Ta sœur, c’est une salope ! Et tu la détestes !
— Tu as été bien content de l’épouser !
— Boph… Elle ou toi, une salope et une conne, ça sortait pas de la famille !
— Socrate t’a ridiculisé toute ta vie ! Tu ne vois pas qu’en t’invitant, il te tend un nouveau piège !
— Tu prends bien mes intérêts à cœur brusquement ?
— Je n’irai pas ! Je n’irai pas et toi non plus !
— Ça suffit, fous le camp !
— Je le dirai à maman ! »
Herman la toisa avec mépris :
« À ton âge… Tu t’es regardée ? Tu appelles encore ta mère ?
— Je lui dirai ce que tu m’as fait ! Tu verras !
— Elle est gâteuse, ta vieille ! Et toi, tu es tarée… La prochaine fois que je me marie, j’épouserai une fille de vingt ans. J’en ai marre de ta gueule de vieille. Tu es moche !
— Et toi tu es cocu ! Cocu !
— Pas par toi en tout cas, tu en serais bien incapable !
— Lena ou moi, c’est la même chose !
— C’est bien vrai ! Dans le même sac ! »
Il était huit heures du soir, le 2 septembre 1968, veille des noces du Grec et de Peggy Baltimore. Malgré les propos tenus, Kallenberg et Irène ne se disputaient pas à proprement parler. Entre eux, ce genre de phrases était devenu banal, quotidien. À tel point que les domestiques, blasés, ne prenaient même plus la peine d’écouter aux portes : ils connaissaient leur répertoire par cœur.
Le matin du mariage, Serpentella ressemblait à une forteresse. Depuis le jour où la Menelas y avait été effrayée par un serpent, l’île avait bien changé ! Une armée d’horticulteurs, d’ingénieurs agronomes, de paysagistes et d’architectes en avaient bouleversé l’apparence. Toute la partie ouest où se dressaient les bâtiments d’habitation était devenue une pelouse plantée de fleurs, émaillée de citronniers, d’orangers, d’oliviers et d’eucalyptus amenés par bateaux entiers. Pendant des mois, des bulldozers avaient fait sauter la roche et nivelé le terrain qu’on avait recouvert de milliers de tonnes de bonne terre. Ça et là, on avait creusé de gigantesques citernes que des cargos venaient une fois par semaine remplir d’eau douce. Malgré les soins conjurés des géologues et des sourciers, on n’avait pas pu en trouver une seule goutte. Pourtant, des jets d’eau tournoyaient à longueur de journée dans une fraîche vapeur irisée et la piscine était alimentée par une véritable cascade. Avant que les terrassiers n’entreprennent le travail, des avions-cargos avaient saupoudré sur l’île d’énormes quantités de mort-aux-rats et d’insecticide, si bien qu’on aurait cherché en vain le moindre moustique, scorpion ou araignée.
Seules, quelques colonies de fourmis étaient tolérées par les deux cents personnes qui veillaient en permanence sur la perfection de ce paradis : jardiniers, cochers — il y avait six pur-sang pour les promenades — masseurs, coiffeur, cuisinier, standardistes, maîtres d’hôtel, secrétaires, traducteurs, barmen, palefreniers, valets de chambre, médecin, gouvernantes, infirmières, économes, maître nageur, professeurs de culture physique, sommeliers, sans oublier une équipe de trois spécialistes en feux d’artifice dont le Grec était friand. Épisodiquement, pour la moindre fête, on déplaçait un orchestre de Paris ou de Rome, qu’un avion spécial allait chercher où il se trouvait. En haut de la pente douce glissant dans l’eau verte et pure de la mer, la maison de maître, une merveille de sobriété construite dans le style grec — Satrapoulos s’était finalement rendu aux arguments des architectes et de ses propres enfants qui, contre son propre avis, n’avaient pas voulu des colonnes doriques qu’il proposait sur fond de Parthénon miniature en marbre. On avait conservé son aspect sauvage au reste de l’île, cyprès, pins parasols, tamaris, gentiane et absinthe. Quand S.S. était dans son bureau, de tout côté, il pouvait voir la mer, cette mer qui avait fait sa fortune. Sur sa gauche, en plein sud, abrité des vents qui soufflaient l’hiver et en août, le port capable d’accueillir les navires de plus gros tonnage. Une dizaine de yachts y tenaient au large. Sur un terre-plein circulaire en béton, la piste d’atterrissage pour hélicoptères dont les hangars étaient taillés dans une anfractuosité de la roche. Et, partout, des milliers d’oiseaux en liberté chantant à longueur de journée, relayés la nuit par des rossignols. Dans une enclave spéciale, des poules, des canards, des chèvres, des paons, des biches, des chiens et des chats. Le bâtiment principal comportait également un bloc opératoire, une salle de cinéma où des troupes de théâtre, parfois, venaient donner la représentation, une infirmerie et une salle de concerts que la Menelas, dans ses jours de bouderie, transformait en thébaïde.
La religion était présente sous forme d’un pope vivant dans une aile de la petite chapelle orthodoxe bénie et consacrée par un archimandrite, au bout d’une allée de cyprès. Quand les journalistes du monde entier avaient appris l’existence de cet éden, ils avaient déferlé du large pour prendre des photos. Mais le Grec veillait. En temps normal, il était impossible à quiconque d’approcher sans montrer patte blanche. Des commandos de marins, dressés à ne pas répondre aux questions qu’on leur posait, montaient des gardes vigilantes à bord de vedettes rapides assez puissantes pour arraisonner un croiseur. Les plus audacieux s’étaient découragés après avoir tout essayé, la séduction, la corruption, les menaces, le chantage : il était impossible de savoir ce qui se passait réellement à Serpentella. Et ceux qui savaient ne parlaient jamais.
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