« Socrate ?… Pourquoi ?… »
Ne sachant quoi répondre, il avait éclaté d’un rire vainqueur, le rire du mâle qui a soumis la femelle. Mais de là à envisager qu’elle puisse un jour devenir sa femme ! Il jubila à l’idée de tous les nouveaux ennemis que ce mariage allait lui attirer. L’homme le plus riche du monde n’épouse pas impunément la femme la plus célèbre de la terre ! Il imagina avec délectation la tête de Kallenberg, ce pauvre Kallenberg qui, en amour et en affaires, devait se contenter de ses restes : comment encaisserait-il la nouvelle ? Sous le coup de cette émotion trop forte, peut-être aurait-il le bon goût de crever ? Quant à Achille et Maria, qu’ils se méfient ! Le Grec ne supporterait pas de leur part la plus petite réticence ! Mieux, s’ils étaient normaux, ils ne pourraient qu’être fiers d’un père de soixante-deux ans capable encore de séduire le numéro un de la planète. Pour peu que Dieu soit indulgent, Socrate pouvait espérer atteindre, en se soignant bien, l’âge de cent ans. Plus peut-être ? En tout cas, cela lui laissait un minimum de vie de trente-huit années ! Fantastique ! Étourdi de bonheur, il médita sur ce qui lui arrivait. À peu de chose près, c’était une version améliorée du nez de Cléopâtre : des loufiats en révolte pissent dans une soupière et le destin vous prend par la main pour vous emmener haut, très haut, aux limites de l’impossible.
Le Grec est dans son bureau. Seul. Il marche de long en large et parle à haute voix en direction des deux grands fauteuils en cuir qui font face à sa table de travail. Parfois, sa main droite, enfouie dans sa poche, se crispe sur la liasse de billets. Il se fait véhément, affirme, prouve, ironise. Il ponctue son discours de coups de poing rageurs sur les objets qui sont à sa portée. Pourtant, dans les fauteuils, il n’y a personne. Le Grec répète. Chaque fois qu’il s’apprête à jouer une partie, il en envisage toutes les possibilités et mime la scène à haute voix pour des interlocuteurs absents. Il joue leur rôle, il s’attaque et se défend dans des feux croisés de demandes et de réponses qui, tour à tour, l’embarrassent et qui, tour à tour, trouvent leur solution. Maintenant, il n’a plus rien à dire, ses vis-à-vis invisibles sont convaincus. Il décroche son téléphone intérieur :
« Achille ? Je vous attends dans mon bureau, toi et ta sœur. »
Il va s’asseoir à sa place, met la tête entre ses mains et se concentre. Les deux jumeaux entrent. Achille, en pull de cachemire et blue-jeans ressemble à un étudiant sage. Il a un pli buté et vertical qui lui barre le front, entre les deux sourcils. Maria est en jupette de tennis, chemisier blanc, chaussures et chaussettes blanches.
« Asseyez-vous. »
Maria se laisse tomber dans son fauteuil. Achille s’assied sur le dossier du sien. Entre-temps, le Grec a oublié son début improvisé qui était pourtant fort brillant. Chaque fois qu’il est concerné dans ses affections, il perd ses moyens. Ça ne rate pas : il ne sait plus par quoi commencer. Il dit :
« J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. »
Achille et Maria ne bronchent pas. Le Grec continue :
« À plusieurs reprises, à tort ou à raison, vous avez cru devoir vous immiscer dans ma vie privée. Vous vous êtes conduits d’une façon détestable avec une femme que j’ai aimée et qui avait toujours été très bonne avec vous. »
Il interroge du regard les deux jumeaux. Ils restent impassibles.
« À cause de vous, j’ai rompu avec Olympe. Au passage, je lui tire mon chapeau pour la patience dont elle a fait preuve à votre égard. Aujourd’hui, j’ai une très grande nouvelle à vous annoncer… Je vais me remarier. Et cette fois, vous ne pouvez pas ne pas être d’accord ! »
Achille et Maria mangent des yeux le visage de leur père. Il a l’air hilare. Maria, la première, comprend. Elle se jette à son cou :
« Oh ! Papa ! C’est fantastique ! Tu vas épouser maman ! »
Achille bondit de joie :
« Hourra ! Bravo ! Tu es formidable ! »
Il se jette lui aussi dans les bras de son père qui essaie de les écarter. Il sent qu’il va les décevoir tellement qu’il n’a plus le courage de rien leur dire. Son visage se durcit. Il se jette à l’eau :
« Qui vous parle de maman ?… Je vais me marier avec Peggy Baltimore ! »
Voilà, c’est lâché, advienne que pourra ! Instantanément, les jumeaux se sont éloignés de lui comme s’il avait la peste. Achille le regarde avec horreur. Maria a les larmes aux yeux. Elle dit :
« Qui ça ? Répète ? »
Le Grec se tortille :
« Peggy Baltimore. Pensez-vous qu’il y ait au monde une femme plus digne qu’elle ? »
Achille fait celui qui n’a rien entendu. Tout cela ne l’intéresse plus :
« Tu viens, Maria ? Je vais faire un set avec toi. »
Le Grec s’empourpre de colère :
« En voilà assez ! Vous n’avez pas à me dicter ma conduite ! Elle est le numéro un ! Le numéro un ! »
Mais, déjà, les jumeaux ont quitté la pièce.
C’est au moment où le Boeing, sur le point de décoller, arrivait à son point fixe que le commandant de bord reçut le message radio : « Ordre de la Compagnie… Retournez sur l’aire de départ et débarquez les passagers. »
Dans son dos, le commandant sentait la prodigieuse poussée des milliers de chevaux qui allaient arracher du sol les cent trente tonnes de son appareil. Il n’avait qu’à libérer un petit bouton pour que les réacteurs déchaînent toute leur puissance. Il prit son micro :
« Commandant à tour de contrôle… Répétez…
— Retournez sur l’aire de départ… Débarquez les passagers…
— O.K. Compris. »
Il leva les sourcils en direction de son copilote :
« Merde ! Il doit y avoir une bombe à bord ! On ne part plus, les gars !
— Tu veux que je prévienne les hôtesses ?
— Pas encore. »
À bord de ce vol régulier, il y avait cent trente passagers qui partaient de New York pour rallier Athènes sans escale. La radio crépita à nouveau :
« Prenez la piste six, gagnez le parking onze, garez-vous, coupez les moteurs, restez à vos postes et attendez les ordres. Parlez !
— Compris.
— Bob, va dire à Lily qu’elle fasse une annonce !
— Qu’est-ce qu’elle doit leur dire ?
— Sais pas. Je m’en fous. N’importe quoi. »
Prévenue, Lily annonça de sa voix chaleureuse :
« Mesdames, messieurs… Un incident technique nous oblige à revenir à notre point de départ. Le décollage est donc légèrement retardé. Veuillez, je vous prie, vous munir de vos bagages en attendant que Grecian Air Line mette à votre disposition un nouvel appareil. Merci !… »
Les passagers se dévisagèrent d’un air étonné pendant que le Boeing faisait demi-tour pour regagner une aire de parking. Certains protestèrent. Lily ajouta :
« Vous êtes priés de ne pas détacher vos ceintures avant l’arrêt complet de l’appareil. Merci ! »
Elle était trop troublée pour avoir songé à prononcer la formule rituelle. Elle fonça dans la cabine :
« Pourquoi on débarque ? »
Fataliste, le radio haussa les épaules :
« Si on le savait… »
Le commandant coupa les moteurs. Du ventre et de la queue, le Boeing vomit son chargement humain que des autocars attendaient sur la piste. Des hommes en salopettes marquées dans le dos au sigle de la compagnie, G.À.L., transférèrent les bagages de la soute à bord d’un train de chariots. Quand tous eurent disparu, le commandant reçut un nouveau message :
« Tour de contrôle à G.À.L. 112… Rallumez les moteurs. Vous décollez dans dix minutes, même destination… Parlez…
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