Le dîner se déroulait dans la résidence d’été de la Nouvelle-Angleterre, pas très loin de Providence. De l’herbe, des chevaux, des arbres roux en toute saison, des écureuils en liberté, des barrières blanches et des poules dont Virginia ne laissait à personne le soin d’aller récupérer et comptabiliser les œufs. Ce qu’il y avait de terrible, dans cette famille, c’était l’impression accablante que chacun de ses membres pouvait indifféremment prendre le relais des défaillants et des disparus pour mettre ses pas dans les mêmes traces. Scott avait été assassiné cinq ans plus tôt : Peggy s’était retrouvée veuve alors qu’elle s’apprêtait à divorcer. « Les enfants… », lui avait-on dit. En fermant les yeux, en écoutant seulement ce qui se disait à table, elle avait la sensation douloureuse que rien jamais n’avait changé, qu’il n’y avait pas eu mort d’homme. Peter et Stephan avaient pris la succession de Scott dans la course au pouvoir. C’étaient les mêmes conversations que jadis, les mêmes projets, les mêmes astuces consacrés à l’éternel sujet, la politique.
« À quoi penses-tu ? demanda Stephan.
— À mon avenir… répondit Peggy distraitement.
— Ah ! Tu vois ça comment ?
— Loin d’ici. »
En bout de table, la momie Virginia leva un œil lourd.
« New York ?
— Non.
— Washington ?
— Non.
— Où ça alors ?
— Ailleurs. L’Europe souvent, l’Amérique de temps en temps. »
La momie souleva sa deuxième paupière.
« Fais voir le truc que tu as autour du cou !… », pria Peter.
Peggy déboutonna le haut de son chemisier et montra la pierre en forme de poire.
« Qui t’a donné ça ?
— Un ami. Socrate Satrapoulos. »
Le silence qui suivit cette bombe fut terrifiant. Chacun feignit de s’intéresser passionnément à ce qu’il avait dans son assiette, la reine mère y comprise. Peggy se demanda si elle n’aurait pas mieux fait de se taire. Dans la famille, le Grec était depuis toujours considéré comme un pourrisseur de l’Amérique, incarnation malsaine de la veulerie levantine, et comme un ennemi personnel de chacun de ses membres. Peu importait que la route de Scott, un instant, eût croisé la sienne, on préférait oublier qu’il avait participé au financement de sa campagne. Mais nul n’avait pu supporter l’idée qu’il put entretenir des relations avec Peggy. Prôner les rapports fraternels avec des nègres, ce n’est qu’une vue de l’esprit, un slogan passager, un mauvais moment nécessaire pour atteindre certains buts. Mais adresser la parole à un Grec sans motif électoral, c’était encore plus dégradant. Et accepter un cadeau de ce singe !… C’est alors que Peggy laissa tomber sa seconde charge de dynamite :
« Je crois que je vais l’épouser. »
Précipitamment, Virginia porta la main à ses lèvres afin que la nourriture qu’elle mastiquait de ses superbes dents en céramique ne jaillisse pas sur la table. Stephan et Peter échangèrent un regard incrédule. La momie se ressaisit et se racla bruyamment la gorge. À cet instant, Peggy comprit qu’elle n’avait jamais été considérée comme un membre du clan, mais comme sa prisonnière à perpétuité.
« Est-ce que mon mariage est une bonne chose ?
— Avec qui ?
— Vous le savez bien, avec la Menelas.
— C’est ce que vous m’avez dit, oui. Mais les cartes me disent autre chose.
— Cartes ou pas, je ne reculerai pas. Je me marie !
— Qui vous dit le contraire ?
— Alors, quoi ?
— Vous vous mariez, c’est certain, mais peut-être pas avec qui vous croyez. »
Interloqué, le Grec observa attentivement le Prophète : que voulait-il dire ? Il ne rajeunissait pas… Se trompait-il dans ses voyances ? Un instant, l’idée l’effleura qu’il avait pu devenir gâteux. Pourtant, le passé parlait en sa faveur. Presque rien qu’il n’eût prédit et qui ne soit arrivé. Satrapoulos avala sa salive :
« Que voulez-vous dire ?
— Moi ?… Rien… Mais « elles » — il désignait les cartes — ne semblent pas d’accord avec vos projets. Tirez-en sept dans le paquet, comme les sept lettres de votre prénom. Je vais couvrir votre jeu… »
Il étala les petits rectangles de carton sur une mosaïque de figures rouges et noires, cœur, carreau, trèfle, pique. Dans l’air, flottait un parfum d’eucalyptus et de mimosas qui envahissait le bureau par la fenêtre ouverte. En silence, il examina attentivement les nouvelles configurations. Le Grec ne pipait pas, sachant très bien qu’il devait attendre l’oracle sans impatience. Le Prophète reprit :
« Écoutez… »
Et il se replongea à nouveau dans son examen minutieux…
« Écoutez… Actuellement, vous êtes « porté ». Ce qui signifie que votre volonté a très peu d’influence dans le déroulement de votre destin… Vous croyez vouloir, vous croyez pouvoir, mais les événements en décident autrement…
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Rien, justement. Faites tout ce que vous avez décidé, vous verrez bien. Le destin n’est pas dans votre main.
— C’est mauvais ?
— Qui dit ça ? Il décide pour vous au contraire, c’est plutôt reposant !
— Tout dépend de ce qu’il décide.
— Jusqu’à présent, vous n’avez pas eu à vous plaindre.
— Qu’entendez-vous par « vous allez vous marier, mais pas avec qui vous croyez » ? Je vais rompre mon mariage ?
— Écoutez-moi… Pour une fois, je ne vais pas tout vous dire. Sachez que vous avez sur vous la marque du destin, que c’est une bonne chose et que l’avenir vous surprendra.
— En bien ?
— Vous verrez, ayez confiance. Je peux simplement vous révéler que ce que vous avez vécu jusqu’à présent n’était rien en comparaison de ce que vous allez vivre. Vous savez très bien que si le moindre danger vous menaçait, je vous préviendrais afin que vous puissiez vous en protéger. Ce n’est pas le cas.
— Vous ne pouvez pas me donner plus de précisions ?
— Je le pourrais, mais je ne le veux pas. Il y a des instants où les possibilités apparaissent si extraordinaires qu’elles en deviennent fragiles. Même mon intervention risquerait d’en changer le cours. Je ne veux pas prendre ce risque.
— Vous m’intriguez…
— Il ne faut pas forcer le destin. »
Oubliant l’endroit où il se trouvait et ce qu’il était venu y faire, le Grec ajouta naïvement, dans un superbe mouvement de menton :
« Vous auriez pu m’en dire davantage vous savez… Je ne suis pas superstitieux. »
Dans le passé, aucun artiste n’était jamais allé aussi loin et, à l’avenir, nul autre ne pourrait aller plus loin. Certains avaient exposé des tombereaux d’immondices, d’autres, comme Yves Klein, « Yves le monochrome », d’immenses surfaces plates recouvertes de la même couleur, bleu ou blanc, rouge ou vert, orange ou jaune. Les plus audacieux n’avaient pas hésité à supprimer radicalement la toile proprement dite, offrant à leurs admirateurs de contempler le cadre vide où aurait dû être emprisonnée leur œuvre. « Vous comprenez, disaient-ils, le créateur ne vous impose plus rien désormais. À l’intérieur de cet espace sans structure, puisqu’il symbolise une absence, votre imagination peut élaborer l’œuvre de son choix. » Un Yougoslave inspiré et légèrement entretenu par une veuve brésilienne avait exposé à Munich un miroir encadré d’or. Les visiteurs de la galerie présentant l’objet pouvaient lire sur la notice explicative rédigée en quatre langues : Il s’agit d’une compositions parfaite vous renvoyant à votre propre perfection. Un balayeur avait cassé le miroir — bien involontairement — et les assureurs avaient dû payer une fortune.
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