— C’est faux ! Tu as fermé ta grande gueule de menteur, voilà ce que tu as fait ! »
Socrate coinçait de plus en plus frénétiquement sa gencive ouverte entre ses dents. Il en avait marre, brusquement !
« C’est toi qui vas la fermer ! C’est toi le trou du cul ! Je suis trop bien pour une conne comme toi ! Tu es tout juste bonne à te branler sur Chopin !
— Chopin, il t’emmerde ! Tu as jamais été foutu de le comprendre ! Tu n’es bon que pour les additions et les pouffiasses !
— Pouffiasse toi-même ! »
Elle se rua sur lui et le saisit à la gorge :
« Répète ça !… Répète ! »
Ne pouvant se dégager, il lui porta une prise au cou qui les amena nez contre nez, luttant et crachant de colère. À demi asphyxié, le Grec parvint à s’arracher à l’étreinte de la Menelas. Il hurla, dans le mouvement même qui chassait l’air de ses poumons :
« Tu vas m’épouser, connasse ! Dis, tu vas m’épouser !
— Oui, salaud ! Oui ! Oui ! Oui !… » hurla-t-elle en écho.
Abasourdis l’un et l’autre, ils se regardèrent, soufflant comme des locomotives, hagards, décoiffés. Puis, doucement, la Menelas se mit à pleurer. À grand-peine, le Grec retint ses larmes, à la fois bouleversé, furieux, soulagé. Maintenant, elle lui lapait la joue à petits coups de langue rapide, balbutiant :
« Quand mon amour ?… Quand ?…
— Dans un mois jour pour jour, à Londres. Tu veux ?
— Oui, mon amour, oui… Tout ce que tu veux… »
Elle arracha les boutons de sa chemise, lui pinça la pointe des seins, frotta son ventre contre le sien et chuta sur la moquette où elle l’entraîna. À demi étouffé, il sourit :
« Les domestiques ?
— Merde ! Merde ! Merde ! Tu vas voir, salaud ! Tu vas en baver !… »
Elle grondait d’une voix rauque tout en l’enlaçant et bientôt, plus rien n’exista.
« Pourquoi a-t-il fallu que je tombe amoureuse de toi ? Tu pourrais être mon fils !
— Il aurait fallu que tu soies fille mère.
— Non, Achille, ça me fait peur… J’ai trente-cinq ans. Je ne m’en cache pas tu sais…
— Moi aussi, j’aurai trente-cinq ans.
— Oui, attends… dans dix-sept ans… Dommage qu’on ne les ait pas ensemble.
— Ça ne collerait pas. Je serais trop vieux pour toi.
— Parfois, je me demande… Je me pose des questions… C’est trop bête !… On s’en fout ! »
Joan était superbe. Elle avait une extraordinaire crinière d’un roux sombre qui lui tombait jusqu’au bas des reins quand elle la dénouait. Le jeu favori d’Achille, lorsqu’elle était nue, était de lui en recouvrir les fesses. Il était fou d’elle et n’aurait jamais cru possible qu’un bonheur semblable puisse lui échoir. Il l’avait rencontrée deux ans plus tôt et avait été ravagé par un prodigieux coup de foudre. Au début, elle ne l’avait pas pris au sérieux quand, surmontant sa timidité, il s’était enhardi à lui adresser la parole et lui faire une cour enfantine qui l’avait bouleversée. Pour la troisième fois, Joan venait de divorcer, et, selon son expression, de huit cent mille bœufs. Son mari était le plus riche propriétaire de bétail d’Argentine. Et probablement le spécimen le plus ennuyeux de tout son cheptel. Par mimétisme, il en était arrivé à ressembler aux bêtes qui le faisaient vivre. Il ne mangeait pas, il broutait. Il ne parlait pas, il émettait des meuglements monocordes. Joan l’avait renvoyé à ses verts pâturages, en prélevant au passage quelques milliers d’hectares en guise de pension alimentaire. Au début, Achille l’avait amusée. Il était plaisant de voir un aussi jeune garçon vous suivre à la trace. Saint-Moritz, la Côte d’Azur, les Bahamas, Acapulco, partout où elle allait, elle le trouvait sur place. Évidemment, elle n’ignorait pas qu’il était le fils de Satrapoulos qu’elle connaissait pour l’avoir rencontré à Portofino. Elle n’aimait pas le Grec qu’elle trouvait sournois, ni ses amis, ni son ex-beau-frère, Kallenberg, qui s’était conduit avec elle comme un mufle sous prétexte de rendre hommage à sa beauté.
Puis, un soir, elle avait cédé aux avances d’Achille. Et s’était retrouvée piégée. Ce garçon qui n’avait rien de remarquable avait fait preuve d’une technique que les pseudo-séducteurs patentés auraient pu lui envier. Dans la vie, c’était encore un enfant, dans les affaires, un homme, au lit, un dieu. Joan avait entamé une aventure dans laquelle elle s’était jetée à corps perdu, persuadée chaque jour qu’elle se terminerait le lendemain. Mais l’enchantement durait. Aujourd’hui, c’était horrible : elle était amoureuse !
« Si j’étais raisonnable, je devrais ne plus jamais te revoir… dit-elle.
— Tu as envie d’être raisonnable ?
— Non.
— Embrasse-moi. »
Elle avança son visage près du sien…
« Ne bouge pas… »
Ils n’en avaient nul besoin, mais ils raffinaient. Ils pouvaient rester dix minutes bouche ouverte contre bouche ouverte, se frôlant, s’effleurant, langue contre langue, retardant au maximum le baiser dont Joan, depuis qu’elle avait rencontré Achille, avait retrouvé toute la signification, un rite lent et préparatoire qui ouvrait les portes à un épanouissement total, démesuré.
« Joan… Tu sais quoi ?
— Dis-moi…
— Je vais t’épouser.
— Tu n’es même pas majeur.
— J’attendrai. Et toi, tu peux attendre ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Rien. Ne parle plus. »
Il roula sur elle.
Le lendemain de son orageuse demande en mariage, le Grec devait connaître l’une des plus belles peurs de sa vie. Il s’était rendu au Bourget pour y rencontrer, entre deux avions, le directeur d’une société pétrolière balkanique qui arrivait de Moscou et repartait pour l’Afrique. Pendant près d’une heure, ils avaient bavardé sur les possibilités de collaboration directe avec les Soviétiques qui ne possédaient pas de matériel de raffinage perfectionné. Non sans humour, le Grec estimait que si sa politique au Proche-Orient lui valait la haine des Américains, fatalement, elle pourrait lui amener des débouchés chez les Russes.
Jeux de l’esprit, sophisme enfantin. En réalité, les choses étaient infiniment plus complexes qui faisaient de vos adversaires commerciaux des alliés momentanés, et de vos alliés, des ennemis farouches dont l’intérêt était parfois de jouer contre leurs propres associés, c’est-à-dire contre eux-mêmes. Mais, sans cesse, la pensée du Grec revenait aux événements de la veille qui allaient changer l’orientation de sa vie. Car bel et bien, il avait fait une demande en mariage dans les règles. En y réfléchissant, il avait compris qu’en officialisant sa liaison avec la Menelas, il n’avait cherché qu’à prendre ses distances et à se protéger de Mme Veuve Baltimore. Peggy ne lui appartiendrait jamais. Comme la National Gallery, on pouvait lui rendre visite et en jouir, mais en aucun cas se l’approprier. Elle ne faisait plus partie du réel, elle était marquée du sceau du symbolique. Autant la rayer de son esprit avant qu’elle ne le dévore, au cas où elle reviendrait à la charge.
La Rolls dépassa la Mosquée et glissa le long de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire.
Il y avait une ambiance curieuse… Des groupes d’étudiants marchaient en silence sur les trottoirs, calmement, comme si chacun eût connu personnellement sa destination, mais qu’elle eût été la même pour tous. Arrivée au carrefour, la voiture vira à gauche dans la rue Jussieu. Les jeunes gens, garçons et filles, devenaient plus nombreux, marchant en grappes dont certaines déambulaient au milieu de la chaussée, s’écartant docilement devant la Rolls, sans la regarder, sans même la voir. Tout cela semblait bizarre, irréel. En bas de la pente, Louis prit à droite et s’engagea dans la rue des Fossés-Saint-Bernard pour rejoindre la Seine, là où vient mourir le boulevard Saint-Germain.
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