« Je rêve !… Ce n’est pas possible…
— C’est peu de chose comparé à votre beauté… se rengorgea le Grec.
— Oh !… Socrate !… »
Elle se jeta à son cou et le couvrit de baisers. Le coup de frein de la Rolls les avertit qu’ils étaient arrivés.
« Socrate… Quand ?…
— Nuit et jour, quand vous voulez, où que vous soyez. Vous téléphonez au numéro que je vous ai donné. Je peux me trouver n’importe où, j’aurai le message dix minutes plus tard… même si je fais du ski nautique ! ajouta-t-il pour calmer l’émotion réelle qui s’était emparée de lui. Et dans l’heure qui suit, j’arrive. Peggy ?…
— Oui ?
— Puis-je vous appeler ?
— Tout le temps, sans arrêt ! »
Il sourit dans l’ombre…
« Vous n’oubliez pas ? Porte n° 8, le petit salon d’accueil. On vous attend. J’aurais tant voulu vous accompagner jusqu’à l’appareil…
— Moi aussi, j’aurais aimé… »
Elle était sincère. Elle l’embrassa une dernière fois et il sentit, en même temps que le choc de ses dents contre les siennes, un léger goût de sang dans sa bouche. Elle sauta de la voiture et fila vers l’aéroport sans se retourner.
La bave aux lèvres, Irène essaya de parler. Le son siffla entre ses lèvres qui enflaient à vue d’œil :
« … médecin… »
Elle était étendue sur le sol de sa chambre, raide, les muscles parcourus de tremblements, respirant avec peine, les yeux mi-clos et tuméfiés. Assis sur le lit, Herman, essoufflé, caressait de la main une ceinture. Il eut un sourire délicieux :
« Parle plus fort ma chérie… Tu dis que tu veux un médecin ? »
Irène sortit de sa torpeur et secoua la tête avec violence. Elle déglutit et prononça péniblement :
« … constat chez un médecin… la prison… »
Kallenberg eut une moue navrée :
« Tu vois comme tu es ! On fait tout pour te faire plaisir et tu te plains ! »
Effectivement, sentant qu’elle allait exploser sous la tension nerveuse, Irène avait poussé son mari à bout pour qu’il la batte. Très énervé lui-même, il avait eu quelque mal à se contrôler dès que l’opération avait commencé. Il y avait pire : depuis des semaines, il ne lui avait pas fait l’amour. En l’excitant par ses injures et en se laissant rouer de coups, Irène pensait qu’Herman la prendrait ensuite, comme dans le bon vieux temps. Elle poussa un gémissement et frotta sa nuque endolorie. Poliment, Barbe-Bleue lui demanda :
« Puis-je t’aider en quoi que ce soit ? Veux-tu que je te batte encore ? Préfères-tu boire un verre ?
— Tu… iras… en prison !… » croassa-t-elle.
Kallenberg eut l’air choqué :
« Oh !… Tu enverrais ton petit mari en prison ? En pleine lune de miel ?… Comme tu es cruelle !
— Fous… le camp… ordure !…
— Comme tu voudras ma chérie… »
Il déplia sa carcasse. En passant près d’elle, il feignit de trébucher sur son corps, ce qui lui permit de lui envoyer un coup de pied dans les côtes.
« Oh ! pardon, mon amour !… Pardon ! »
Il sortit de la pièce à reculons, une expression de désolation sincère répandue sur le visage. Irène enfouit sa tête dans le tapis de haute laine et sanglota de rage. Elle adorait se faire tabasser, à condition qu’en clôture de programme, on ait la courtoisie de lui faire l’amour. Mais l’un sans l’autre, non. C’était le même processus que pour le sel et le sucre, le cru et le cuit, le chaud et le froid. Pour qu’elle ait du plaisir, il fallait que se rencontrent, ou, à la rigueur, se succèdent, les antagonismes. Avec difficulté, elle rampa jusqu’à la table de chevet et fit tomber un tube métallique dont elle avala plusieurs pilules.
En revenant de l’aéroport, le Grec trouva la Menelas chez lui, installée dans le salon. Elle était pelotonnée sur un immense divan, un verre de scotch dans une main, un magazine dans l’autre. À son expression souriante, il comprit qu’elle ne savait rien du séjour à Paris de Peggy. Il alla l’embrasser.
« Nous nous sommes croisés tout à l’heure. Je montais dans l’ascenseur et vous descendiez à pied. Je vous ai appelé, vous n’avez pas dû m’entendre.
— Ma foi, non, je n’ai rien entendu. Je ne vous attendais que demain.
— Je m’ennuyais de vous. »
Elle lâcha son verre et caressa la joue de Socrate du revers de la main.
« Comment s’est passé votre récital ?
— Comme d’habitude. Et vous, qu’avez-vous fait ?
— Un saut en Grèce. J’avais rendez-vous dans l’île avec les architectes. Toujours le port…
— Vous étiez là hier soir ?
— Oui, pourquoi ?
— Seul ?
— Comment ça ? »
Le visage de la Menelas se contracta :
« Je vous demande s’il y avait quelqu’un dans l’escalier avec vous !
— Mais non, pas du tout !…
— J’aurais juré…
— Jamais de la vie…
— J’ai dû être victime d’une hallucination…
— Boph… Ça arrive…
— Mais oui… La fatigue… Qui était-ce ?
— Enfin !… »
Elle éclata :
« Tu me prends pour qui, espèce de trou du cul de petit Grec ? Qui c’était, cette radasse ?…
— Personne merde ! J’étais seul !
— Sale menteur ! Je l’ai vue !
— La ferme, hein ! Si tu es revenue pour débloquer ce genre de conneries, tu avais qu’à rester où tu étais !
— Ça t’arrangerait trop ! J’ai l’air de quoi, moi, devant les domestiques ? »
Imprudemment, il faillit répondre que les domestiques, précisément, ne « l »’avaient pas vue. Il se retint à temps, consolé à la pensée que si la « panthère » avait su de qui il s’agissait, elle aurait été capable de se rendre à Washington le lendemain pour donner une conférence de presse. Machinalement, il explora le contour de ses gencives du bout de sa langue. À volonté, il pouvait faire renaître sur ses papilles le goût de sang du dernier baiser donné par Peggy. C’était un peu comme si elle avait été encore suspendue à sa bouche.
« Tu vas parler, oui ou non ?… »
Le Grec se décolla de ses songes voluptueux et devint le témoin atterré et incrédule d’un enchaînement fatal de phrases qu’il se mit à prononcer sans les avoir pensées consciemment, exactement comme si quelqu’un d’autre avait parlé à sa place. Cela commença par trois mots sans importance jetés négligemment, avec une moue :
« C’est dommage…
— Qu’est-ce qui est dommage ?… Que tu reçoives des putes ici quand je m’échine au bout du monde pour gagner ma vie ?
— Pas ça non… Tu vois, tu me fais des reproches injustifiées le soir même où j’allais t’annoncer quelque chose d’important…
— Accouche, menteur !
— Je voulais te demander ta main.
— Ma main ?… Pauvre petit personnage ! Qui t’a fait croire que j’allais te la donner ? »
Au lieu d’en rester là, de faire machine arrière toute, le Grec en remit, s’empêtra, insista — toujours cet « autre » qui parlait pour lui… D’un air déconfit, il bredouilla :
« Comment ?… Tu refuses ?
— Oui !… Je crève déjà d’être ta maîtresse, alors ta femme !… Tu t’imagines peut-être que tu es un cadeau, que tu vas me faire plaisir, que tu veux me dédommager de tout ce que tu m’as fait endurer ?… Eh bien, non ! J’en veux pas ! »
Le Grec se servit un verre de whisky : elle lui fit voler le flacon des mains.
« Ce n’est pas moi qui suis venue te chercher ! Tu m’as enlevée à un mari qui m’aimait, tu m’as exposée à la haine de ta famille, tes enfants se sont foutus de ma gueule !
— Je leur ai parlé.
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