Elle dit en riant :
« Vous vous rendez compte, si vos marins nous voyaient du bateau ! »
En guise de dénégation, il secoua la tête, incapable de proférer un mot, affolé par le mystère de sa présence. Il rêvait… Un geste, un seul à faire… Peut-être l’aiderait-elle ? Tout serait si simple. Le canot se mettrait à tanguer comme une vieille barque folle secouée par la tempête bien qu’il n’y eût pas la moindre vague sur la mer…
Peggy se pencha vers Socrate :
« Vous êtes vraiment sûr que personne ne peut nous voir du bateau ? »
« Ça suffit maintenant !
— Plus qu’une fois !… La dernière !…
— Non, c’est un jeu de con ! Tu es pas marrant !
— Si je mets dans le mille, il la noie en pleine mer dans son piano. Si je rate…
— Comment, si tu rates ?… Et moi alors ?…
— Toi, rien. Avec une balle dans la tête, ton avenir sera plutôt bouché…
— C’est intelligent… Bon, vas-y ! »
Achille épaula lentement sa carabine. À dix mètres de lui, Maria se tenait debout, immobile, contre le mur d’un hangar à bateaux. En équilibre sur sa tête, une petite statuette en plâtre représentant la Vierge Marie, pas plus grosse qu’un soldat de plomb.
« Tu es prête ?
— Grouille-toi, quoi !
— Fais gaffe ! Bouge plus… »
Achille appuya sur la détente. La statuette se volatilisa, Maria s’ébroua et fit cascader ses longs cheveux noirs d’où s’échappèrent quelques débris de plâtre. Achille vint mettre le nez sur le mur pour examiner les points d’impact de ses tirs précédents. Depuis l’enfance, sa sœur et lui raffolaient de ce jeu mortel qu’ils avaient baptisé « jugement de Dieu » et qui exigeait de chacun un sang-froid absolu doublé d’un parfait mépris de la mort. Il leur était arrivé aussi de jouer à la roulette russe. Jusqu’à présent, Maria avait toujours craqué la première, sauf le jour où, pour mettre son frère à l’épreuve et savoir s’il bluffait, elle avait ôté, à son insu, l’unique balle du pistolet à six coups. À tour de rôle, ils braquèrent l’arme sur leur tempe et tirèrent… Maria… Achille… Maria… Achille… Maria… sans autre résultat que le bruit sec du percuteur frappant à vide. À cet instant, la balle devait fatalement se trouver dans le sixième et ultime logement du barillet. Bien entendu, Achille ne l’ignorait pas. Il savait aussi que, sur mille milliards de chances, il n’en avait plus une seule. Il avait lancé un regard de défi à sa sœur qui le toisait d’un air ironique. Puis, sans hésitation, il avait dirigé le canon du Colt au milieu de son front. Et fait feu !
Abasourdie, Maria avait bégayé :
« Non mais tu es fou !… Et si j’avais pas enlevé la balle ?
— Pourquoi l’as-tu fait ? Je pouvais pas le savoir.
— Cinglé, va ! Tu crois que je t’aurais laissé faire si j’avais su qu’il était chargé ?
— Et après ? Ça aurait changé quoi ? »
Ils avaient été élevés par des nurses bardées des certificats les plus flatteurs. Toujours, le moindre de leurs désirs avait été exaucé, ce qui les avait rendus tristes et privés de rêve. À cause de leur nom, on avait évité de leur faire fréquenter un collège : à quoi bon, puisque les meilleurs professeurs venaient à domicile leur prodiguer leur enseignement ? Ils s’étaient repliés sur eux-mêmes, cherchant le danger parce que la tendresse était absente. Le divorce de leurs parents en avait fait des gosses impossibles. Ils les avaient peu vus, ils ne les rencontrèrent plus que de temps en temps, dans des résidences différentes, sur des yachts variés, entre deux avions, deux passions ou deux affaires. À dix ans, un enfant n’avoue jamais les causes de son angoisse. Achille et Maria, exceptionnellement doués, ne faisaient pas exception à la règle : ils comprenaient tout ce qui mettait leur sécurité en danger, ne l’exprimaient pas en paroles mais par des actes de plus en plus agressifs. Les adultes parlaient de « caprices », là où un observateur attentif et averti aurait utilisé le mot « détresse ». Trop impuissants pour empêcher le divorce de leurs parents, ils s’étaient employés — en vain du côté de leur mère — à ce qu’ils n’épousent personne d’autre. Leur père leur en avait même fait la promesse solennelle. Il avait tenu huit ans. Maintenant, à cause de cette horrible pianiste, il allait rompre le pacte.
« S’il l’épouse, je…
— Tu quoi ?
— Merde ! Tu vas pas tolérer que cette bonne femme s’incruste avec nous ! Et maman alors ?
— Elle a sa vie de son côté…
— Toutes les conneries qu’elle a faites, c’est de sa faute, à lui !
— Tu exagères…
— Tu parles ! Vous êtes marrantes, vous, les filles ! Quand je le vois faire le joli cœur avec cette grognasse !
— Elle ou une autre… Si tu crois que papa est assez grand pour vivre seul…
— Et nous, on vit pas seuls ?… Et moi ?…
— Humm… Toi, question grognasses…
— Pour qui tu dis ça ?
— Pour personne… En dehors du fait qu’elle pourrait être ta mère…
— Pauvre idiote !… Comme si tu pouvais juger Joan ! Sa classe te passe par-dessus la tête !
— Évidemment, à quarante ans !
— Trente-sept ! Et alors ? Ça l’empêche d’éclipser les autres ?
— Si tu ne t’appelais pas Satrapoulos, elle ne te regarderait même pas !
— Si tu savais ce qu’elle se fout du pognon !
— Mais oui… Mais oui !…
— Et tes Jules à toi ?… Ah ! Ils sont chouettes ! Plus de lard que de cheveux !
— C’est mon affaire. Je déteste les minets.
— Faudrait d’abord qu’ils te regardent ! Et puis marre ! Si tu es pas avec moi, tant pis !
— Elle revient quand ?
— Jamais j’espère ! Qu’elle crève ! J’en veux pas, de ce mariage ! Il faut que papa soit le vrai débile !
— Où est-ce qu’elle est ?
— J’en sais rien, chez les Papous, je m’en fous !
— Et papa ?
— Tu le sais toi ? Il te fait ses confidences ?
— Il l’a peut-être accompagnée ?
— Ah ! non. Qu’elle gagne sa croûte toute seule ! Allez, viens, on remonte, j’ai un rancard !
— Joan ?…
— Ça te concerne ?
— Oh ! là ! là !… Pardon ! Excusez-moi !…
— Va te recoiffer tu feras mieux ! Tu as plein de plâtre sur les cheveux ! On va encore croire que tu es allée faire une partie de jambes en l’air dans les éboulis, avec un fossile à râtelier !
— Salaud ! Tu vas voir ! »
Elle fit semblant d’être furieuse et se lança à sa poursuite, pour la forme : il avait dix mètres d’avance, elle ne le rattraperait pas. Achille était imbattable à la course. D’ailleurs, sincèrement, qui aurait bien pu le battre, et à quoi ? Son frère était le meilleur en tout.
Le Grec avait réussi à persuader Peggy de prolonger son séjour de quarante-huit heures. But de l’opération : une nuit à Paris. Il était tout étourdi de la fabuleuse victoire qu’il venait de remporter. On se fait souvent une idée fausse des choses. Il avait accumulé un éventail de tactiques pour être prêt, le jour venu — si jamais il venait… — à séduire Peggy. Tout s’était passé d’une façon imprévue. En fait, c’était Peggy qui avait presque joué les poursuivantes. L’inaccessible créature s’était pratiquement transformée en chasseur, provoquant son gibier. Les leçons d’hypnotisme du docteur Schwobb s’étaient révélées caduques. Évidemment, il n’imaginait pas que ces jours bénis puissent avoir un lendemain. Où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, Peggy était constamment sous haute surveillance. Lui aussi d’ailleurs. La Menelas ne le quittait qu’à contrecœur, refusant parfois des contrats juteux pour mieux le suivre. De temps en temps, il lui conseillait de ne pas négliger sa carrière. Elle lui riait au nez, prétextant que sa vie professionnelle ne pesait pas lourd devant sa vie privée. Socrate en concevait un certain malaise. Olympe ne lui avait rien demandé d’une façon précise mais, moralement, il se sentait contraint de lui accorder ce qu’elle ne sollicitait pas. Un jour ou l’autre, il faudrait régulariser cette liaison qui faisait les délices de la presse du cœur, et régulariser du côté des popes. Elle ne dirait certainement pas non. Quant à Peggy, de trop hautes considérations politiques l’empêcheraient toujours de vivre avec lui. On pouvait la baiser, mais l’épouser, jamais.
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