« Je savais bien que ce salaud de Grec n’avait pu épouser qu’une putain ! »
Au passage, il décrocha un fouet de cocher dont la lanière s’éleva dans l’air et s’abattit en sifflant sur le dos de Fast. La jument, affolée, fit un écart. Fast en profita pour se dégager, trop occupé à lever les bras pour se protéger, ne pouvant même pas retenir Lena qui chutait dans la paille les jambes en l’air.
« Salope !… » hurla Barbe-Bleue. Il commit l’erreur de vouloir la frapper. À la vitesse de l’éclair, Fast étendit la jambe. Kallenberg bascula en avant. Avant même qu’il eût touché, le sol, Fast lui assenait derrière la nuque un coup du tranchant de la main. Le colosse grogna, s’étala de tout son long entre les jambes de la jument et tituba, à quatre pattes, incapable de se relever.
« Viens ! » dit Fast. Il prit Lena par la main et l’entraîna. À toute allure, ils traversèrent la cour des communs dallée de briques rouges. Un instant plus tard, ils étaient installés dans une petite voiture dont Fast fit ronfler le moteur. Il démarra en bolide. À des kilomètres de là, sur une route déserte, ils s’étaient arrêtés. Fast l’avait regardée longuement. Elle était pleine de brins de paille qui prenaient des allures de parure sophistiquée dans la soie de ses cheveux blonds. Il avait laissé tomber :
« Et maintenant ? »
Sans comprendre pourquoi, ils avaient éclaté de rire simultanément.
« Et tes invités ?… ajouta Fast dans un hoquet… Tu parles d’un happening ! »
Plus tard, Lena avait appris que Kallenberg s’était excusé auprès de ses hôtes de l’absence de sa femme prétextant qu’un malaise subit, etc. enfin, les formules d’usage. Le désarroi de l’armateur n’avait été que momentané. Dès qu’elle revint chez elle pour y prendre son courrier, le premier télégramme que Lena décacheta était ainsi rédigé : Reste où tu es mais renvoie la parure. Herman. Les avocats avaient fait le reste. Le divorce avait été prononcé six mois plus tard, temps minimum de la procédure. En tout et pour tout, Lena et Kallenberg avaient été mariés officiellement pendant deux heures. Entre-temps, elle s’était démenée pour que le talent de Fast soit reconnu à sa juste valeur. Elle ne comprenait pas grand-chose à ses œuvres, mais sentir qu’elles la dépassaient lui amenait une plénitude intellectuelle qui suffisait à son bonheur. Elle pensait que Fast, une fois arrivé, l’épouserait en bonne et due forme. Elle pensait… Mais Fast, apparemment, ne pensait pas la même chose. Il trouvait toujours un prétexte pour s’éloigner d’elle. Elle avait dû se résigner à ne voir en lui qu’un amant de passage. Comme l’avait été Marc Costa. Pourquoi fallait-il qu’elle se retrouve dans la même misérable situation ? Elle faillit le lui demander. Il était étendu auprès d’elle dans le fantastique lit de l’appartement parisien, rue de la Faisanderie. Elle le vit regarder sa montre.
« Tu t’ennuies ?
— Non, mais il faut que je parte.
— Tu n’aimerais pas qu’on s’en aille quelques jours en été, du côté de l’Afrique ou de la Jamaïque ? Rien que toi et moi ! J’organise tout ! Tu veux ?
— Et mon exposition de Genève, c’est toi qui vas la préparer ?
— Tu pourras travailler là-bas…
— C’est ça, je vais louer un Boeing pour transporter mes matériaux et des vieilles ferrailles à Tombouctou !
— Fast… Ça fait si longtemps que nous ne sommes vraiment pas partis ensemble.
— Peut-être qu’on est déjà arrivés. »
C’était toujours comme ça : dès qu’elle tentait de le pousser dans ses retranchements, il avait un mot cruel à la bouche.
« Quel âge as-tu ?
— Attends que je réfléchisse… »
Avec désinvolture, Achille feignit de compter sur ses doigts :
« Nous sommes en 68… Je suis né en… 50 ?… C’est bien ça ? Eh bien, tu vois, ça me fait dix-huit ans ?… Mince, comme le temps passe ! »
Il toisa son père d’un air arrogant. Comme d’habitude, le Grec hésitait entre la colère, le découragement ou la résignation. Il avait conquis le plus fantastique empire financier du monde, fait plier le genou à des chefs d’État mais restait totalement désarmé, malgré ses colères forcées, devant son unique héritier mâle : il l’aimait trop. Achille en abusait avec génie. Malgré les présents dont il était comblé et les avantages qu’il retirait de sa situation de fils de milliardaire, il sentait obscurément que son père restait son débiteur. Parfois, il lui arrivait de le braver par plaisir, pour assouvir inconsciemment une sourde rancune. En fait, pas plus que sa sœur, Achille ne lui avait pardonné son divorce. Pourtant, Lena avait eu l’élégance de ne jamais monter ses enfants contre leur père. Ce qui n’empêchait pas les jumeaux de rêver. Il leur arrivait de comploter sur la meilleure façon d’obliger leurs parents à s’unir de nouveau. Maria demandait au Grec avec innocence :
« Papa, quand vas-tu te décider à épouser maman ? »
Et Achille ne ratait jamais l’occasion d’être blessant :
« Dis donc, la grande rousse hier soir, celle qui te roulait des yeux de merlan… Quel boudin ! »
Les enfants transigent avec tout sauf avec la fidélité réciproque de leurs parents. Quand Socrate et Lena s’étaient séparés, Maria avait fait une fugue : on l’avait retrouvée transie dans la cale d’un bateau après une nuit entière de recherches angoissées. La révolte d’Achille s’était traduite d’une façon plus agressive et dangereuse : à onze ans, précoce en tout malgré sa petite taille, il avait réussi à faire démarrer la Maserati paternelle et à pousser une pointe à cent quatre-vingts avant de freiner et de caler le moteur. Épouvanté, son père lui avait demandé des explications, essayant de lui faire comprendre qu’il avait risqué la mort. Sans se démonter, Achille avait répondu :
« Qu’est-ce que ça peut faire ? Ça intéresse qui, que je meure ? »
Un psychiatre consulté avait prétendu que cette conduite était normale :
« Ce gosse est perturbé par le divorce de ses parents. Il ne sait plus où il en est, ni lequel des deux il doit aimer, ni s’il est aimé lui-même. Par son acte, il a voulu ramener à lui l’amour parental qu’il croyait perdu. »
Beau discours. Le Grec en avait conclu qu’Achille ne devait plus s’approcher des garages qui, désormais, avaient été fermés et gardés. Puis, la Menelas était entrée dans la vie de l’armateur. Avec un ensemble parfait, Achille et Maria avaient conjugué leur haine latente sur sa seule personne, lui jouant des tours pendables : un serpent dans le piano, un lézard dans le lit, les touches du Beechstein barbouillées de glu, une robe du soir lacérée et même, un jour, une claque entière payée par Achille pour chahuter l’un de ses récitals. Diplomate, la Menelas n’avait jamais cherché à envenimer les choses, prodiguant des gentillesses aux petits monstres, essayant sincèrement de s’en faire des amis. En vain. Navré, le Grec comptait les points et réparait la casse. Seulement, il y a des limites. Et Achille, cette fois, venait de les franchir. La veille, sous le prétexte d’un jeu innocent, il avait à moitié noyé la Menelas dans la piscine.
Elle en avait subi un tel choc nerveux qu’elle avait dû s’aliter avec la fièvre, gardant toutefois assez de contrôle pour ne rien révéler à Socrate que des employés avaient prévenu. À la fois ravi et apeuré, Achille ne cillait pas sous le regard de son père, attendant la sentence dont il se moquait éperdument : il en avait vu d’autres !
« Pourquoi tu me demandes mon âge, papa ?
— Pour une simple raison. À partir d’un certain âge, on ne relève plus du tribunal d’enfants, mais des assises.
Читать дальше