« Bravo ! Je vous déclare hors concours tous les deux ! »
Le matelot se pencha sur la vieille et lui murmura avec ravissement :
« Oh ! Socrate ! Vous êtes trop drôle !
— Ça vous plaît, mon cher petit garçon ?
— C’est fantastique. »
La vieille conclut d’un ton plus grave :
« Vous voyez bien que j’ai gagné ! Vous savez, Peggy, vous êtes faite pour la vie. Pas pour le deuil ni les larmes. »
La nuit de mai était un peu fraîche, mais la soirée avait lieu sur le pont du Pégase. Elle serait la dernière. Le lendemain, Peggy devait retourner dans sa prison dorée américaine. Depuis la mort de Scott, la nation entière avait transféré sur elle l’espoir et la foi qu’elle avait placés en son futur président. Il n’était plus question de considérer sa veuve comme une femme, mais comme un symbole.
Peggy se serait bien passée d’une telle étiquette. Désormais, tout ce qui faisait sa joie de vivre avait été rayé de son emploi du temps. Plus question d’aller passer des heures dans les boutiques des grands couturiers, de donner des soirées folles avec des gens marrants ou extraordinaires, de flâner dans les rues ou, plus bêtement, de se faire accompagner par un ami à un spectacle. Elle, qui avait incarné un certain esprit d’avant-garde, en était réduite à se faire raconter par des tiers ce qui se passait dans sa propre ville ! Les rares fois où elle s’était aventurée dans les rues sans escorte, il avait fallu que la police la dégage. Des excités lui faisaient cortège, soit pour lui jurer qu’ils vengeraient son mari, soit pour lui demander de préparer la relève en éduquant son fils en futur homme d’État. Quant à sa belle-famille, elle semblait trouver normal que Peggy ne soit qu’une vestale dédiée au culte du souvenir. Par ailleurs, eût-elle souhaité se dégager de sa tutelle qu’elle ne l’aurait pu. On lui avait fait comprendre à plusieurs reprises que la vie politique exigeait une attitude de vie politique. On n’était pas allé jusqu’à lui proposer de s’immoler sur le bûcher funéraire de son époux, comme c’est la coutume en Inde où les veuves n’existent pas, mais c’était tout comme. La seule personne qui soutenait Peggy moralement dans cette épreuve qui ne devait pas comporter de fin, c’était Nut. Nut la faisait rire, Nut chassait les miasmes morbides de ses souvenirs affreux. Nut la considérait comme une femme. Et, surtout, Nut lui parlait de Satrapoulos. L’armateur était venu lui rendre visite très souvent, chargé de cadeaux somptueux, délicat, attentionné, discret. Mais le luxe de précautions dont s’entouraient ces visites gâchait le plaisir qu’elles auraient dû amener. Dans Park Avenue, pour pénétrer dans l’immeuble de Peggy, il fallait maintenant montrer patte blanche à des gorilles des services secrets s’échelonnant pratiquement à tous les étages et massés en grappes sur le palier du penthouse. À deux reprises, Peggy avait réussi à s’éclipser en revêtant un déguisement de femme de ménage qui avait trompé les journalistes guettant en permanence ses allées et venues. Et ç’avait été le soleil, la liberté ! D’un coup d’aile, elle se retrouvait dans la fracassante lumière des îles grecques, presque nue, — sans protocole, sans avoir à contrôler ses propos, avec pour compagnon un homme qui la déchargeait de toutes ses responsabilités, du moindre de ses soucis, qui semblait penser à tout pour elle. La puissance est une bonne chose, quand elle ne s’étend pas au point d’excès où celui qui la détient se transforme en esclave de ses esclaves. À bord du Pégase, il n’y avait qu’à se laisser vivre et choyer. Ces deux escapades — les seules depuis son veuvage — lui avaient laissé une telle nostalgie qu’elle avait commis l’imprudence de les relater à ses jeunes beaux-frères. Ils avaient eu la même réaction que Scott :
« Comment peux-tu te compromettre avec ce métèque parvenu ? »
Aujourd’hui, pour la troisième fois en cinq ans, elle jouissait de cette fugue que lui avait aménagée le Grec avec la complicité de Nut. Comme Socrate lui servait à boire, elle lui glissa dans un soupir :
« J’aimerais finir mes jours sur ce bateau fabuleux… »
Le Grec faillit lui répondre que cela ne tenait qu’à elle, mais il s’en abstint, préférant se cantonner dans une formule vague :
« Avec ou sans moi, il est à votre entière disposition. »
Alors, il crut entendre, mais peut-être se trompait-il tant la phrase de Peggy fut chuchotée dans un souffle :
« Je préfère avec vous. »
Il ne lui demanda pas de répéter, mais quand elle lui proposa une promenade en canot, il fut certain de ne pas avoir été dupe d’un fantasme. Sans prendre la peine de troquer ses vêtements de pauvresse contre une tenue plus flatteuse, traîna dans le chris-craft que des hommes venaient de mettre à la mer. Sans l’avoir prémédité, il s’entendit ordonner à l’officier qui devait les piloter de remonter à bord :
« Je piloterai seul. Ça m’amuse. »
Quand ils furent au large, il coupa le moteur, vint s’asseoir près de Peggy et regarda les étoiles, répétant pour elle ce que la Menelas lui avait appris huit ans plus tôt. Elle était à Rio pour un récital et elle…
« À quoi pensez-vous ? », demanda Peggy.
Réponse classique de ceux qui sont pris en flagrant délit d’absence :
« À vous. »
Elle laissa aller sa tête sur son épaule. Pétrifié, il n’osa pas faire le moindre mouvement de peur de faire cesser le miracle. Peggy posa sa main sur la sienne et soupira avec nostalgie :
« Quel dommage…
— Quoi donc ?
— Que je ne puisse pas vous voir aussi souvent que j’en aie envie.
— Vous en avez souvent envie ?
— Tout le temps. »
À moins d’être le dernier des arriérés, il fallait agir. Aussi paniqué que s’il se fût agi de la reine d’Angleterre, le Grec prit en tremblant le visage de la jeune femme entre ses mains. À sa stupeur, elle lui tendit les lèvres la première. En lui rendant gauchement ce premier baiser — il n’en avait jamais espéré autant ! — il eut l’impression sacrilège d’embrasser l’Amérique entière à travers le plus célèbre de ses monuments nationaux. Pourtant, l’Amérique s’animait, elle semblait même avoir un certain retard d’affection et sa fougue ne laissait planer aucun doute sur l’authenticité de son enveloppe charnelle. Elle se dégagea en murmurant sur un ton de reproche ironique :
« Je vous en prie, madame !… Vous allez me barbouiller de rouge à lèvres… »
La plaisanterie détendit légèrement Socrate :
« Si on faisait naufrage, vous vous rendez compte ! Vous en matelot, moi en vieille dame indigne !… La tête de nos sauveteurs ! »
Étourdi par son incroyable bonne fortune, il s’enhardit à laisser glisser sa tête sur le corsage de Peggy dont les seins tendaient l’étoffe. Il ne bougea plus, enfoui soûlé par son parfum. Au loin clignotaient les lumières du Pégase qui semblait illuminé pour une fête mystérieuse, sans objet, dont le Grec, pourtant, comprit soudain le sens : la nuit, son bateau, les étoiles, ses efforts et ses luttes, son ascension fabuleuse, tout ce qui avait précédé cet instant inouï qui le clouait, immobile, dans l’éternité du mouvement des astres, tout cela s’inscrivait dans la logique rigoureuse d’un destin — le sien — et n’était advenu que pour mieux préparer l’intensité de cette minute bouleversante où il se sentait, à l’égal de Dieu, immortel.
Seulement, au lieu de prier comme l’idée venait de l’en effleurer, il osa caresser du bout du doigt la courbe douce de ses hanches tout en laissant glisser complètement sa tête sur la poitrine de Peggy. En un mouvement doux et continu dont l’extrême lenteur exaspérait ses sens, elle lui passait la main dans les cheveux. Parfois, le bout de son doigt fuselé s’égarait sur le lobe d’une de ses oreilles, le contournant, en suivant délicatement les méandres avant de s’enfoncer profondément dans la cavité auriculaire.
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