« Hé là !… Où allez-vous ? »
Un cordon de flics barrait la porte d’entrée. Stupidement, Slim fit volte-face pour regagner l’escalier qu’il venait de quitter — et dont il savait pourtant qu’il se terminait en cul-de-sac. Plusieurs types en civil lui barrèrent le passage. L’un d’eux lui accrocha le bras. Désespérément, Slim essaya de se dégager. Deux autres lui tombèrent dessus…
« C’est lui ! »
Une grappe de flics se rua sur lui. Entravé, les bras tordus dans le dos, il fit quelques pas, le corps penché en avant à quarante-cinq degrés, poussé, tiré, il ne savait plus, affolé, en état second, sa chemise déchirée, soûlé de coups. Puis il se raidit sous l’effet d’un épouvantable électrochoc : parmi les visages tourbillonnants dans une valse folle, il aperçut celui de Trendy qui semblait pousser un homme en avant. Les yeux de Slim se portèrent sur le bras droit de l’homme, sur sa main : elle était vide. La mort partit de la main gauche. Trois balles groupées dont l’impact se situa en dessous de l’estomac.
« Salaud !… Salaud ! Il a assassiné le futur président ! »
Tous les visages haineux basculèrent soudain dans un soleil d’un blanc absolu. Pour son ultime seconde de conscience, Slim Scobb vit le type qui l’avait tué jouer des coudes, se frayer un passage dans la foule et disparaître.
Quand Jeff reprit de l’altitude après avoir déposé le piano, le Grec eut une espèce de remords : la leçon n’était-elle pas trop dure pour la Menelas ? Il la voyait courir, silhouette fragile, pâle et minuscule sur cette langue de sable noir où il avait décidé de la laisser croupir huit jours avant de revenir la prendre. Il faillit dire au pilote de rebrousser chemin et arrêter là la plaisanterie. Mais Jeff eut un mot malheureux :
« Patron… »
Il regardait S.S. d’un air de reproche, suppliant presque.
« Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? aboya le Grec.
— Ne croyez-vous pas que… »
Du coup, Socrate se durcit, bien décidé à jouer son personnage d’offensé jusqu’au bout.
« De quoi te mêles-tu ? Pilote, c’est tout ! »
Jeff hocha douloureusement la tête, très chien battu qui n’en peut mais le Grec se renfrogna et se força à ne plus penser à ce qu’il venait de faire. Et si elle était malade ? Et si elle se suicidait ? C’était un risque à courir. Il fallait lui montrer qui était le maître ! Elle l’avait humilié deux fois devant des membres de son personnel, deux fois de trop !
« Patron ! »
Exaspéré, S.S. se jura incontinent de vider ce crétin qui se croyait obligé de faire du zèle. Pourtant, quelque chose à son ton lui dit que Jeff venait d’apprendre une nouvelle grave. Il avait les écouteurs radio sur les oreilles. Il s’en débarrassa et les tendit au Grec. À travers le bruit du moteur, il entendit une voix nasillarde et bouleversée rapporter un événement incroyable : on venait d’assassiner Scott Baltimore ! Le speaker précisait d’une voix hachée comment s’était déroulé le meurtre. Le Grec arracha les écouteurs :
« D’où tu captes ça ?
— Miami.
— Retourne !
— Au bateau ?
— À l’île ! »
Jeff effectua un long virage glissé et mit cap au sud. Dix minutes plus tard, ils étaient à nouveau au-dessus de l’île. Le Grec aperçut la Menelas, minuscule, comme écrasée par la masse du piano. Elle faisait des gestes immenses vers le ciel. Paradoxalement, il fut submergé par une vague de tendresse. Quand l’appareil se posa à cinquante mètres d’elle, elle se précipita pour y grimper. Socrate lui tendit la main. Elle n’eut pas un regard pour le Beechstein qu’on laissait sur place. Il vit, qu’elle avait pleuré, qu’elle se retenait encore pour ne pas le faire. Malgré la chaleur, elle semblait avoir froid et se pelotonnait sur son siège avec les gestes rabougris et craintifs qu’ont les rescapés des catastrophes. Elle ne prononça pas un mot, lui non plus. À un moment, sans le regarder, elle lui prit la main et la serra. Il lui rendit sa pression et articula doucement :
« On vient d’assassiner Scott Baltimore. »
Ce fut tout. En arrivant sur le yacht, le Grec rédigea immédiatement un câble adressé à Peggy Baltimore :
Bouleversé par l’affreuse nouvelle. Pense à vous de toutes mes forces et avec tout mon cœur. En tout et pour tout, me tiens très humblement à votre totale disposition. Socrate.
Deux heures plus tard, alors qu’il réfléchissait, il eut le choc de sa vie : Kirillis lui apportait une réponse à son message ! Elle était signée « Peggy » et il dut la relire à trois reprises en tremblant un peu :
Merci. Me sens horriblement perdue et seule. Vous verrai aux obsèques.
« Maintenant, regardez-moi bien dans les yeux… Votre regard devient lourd… lourd… Vos jambes pèsent une tonne… Vos bras sont lourds… lourds… extrêmement lourds… Tout votre corps se fait lourd, devient lourd… lourd… Vous avez envie de fermer les yeux parce qu’ils sont lourds… Trop lourds pour vos paupières… Mais résistez… Ne les fermez pas encore… Essayez de les garder ouverts… Pourtant, vos paupières sont lourdes comme du plomb… Vous avez du plomb sur les paupières… Vous allez dormir… dormir… Ça y est… Vos paupières lourdes comme du plomb se ferment… Il vous est impossible de ne pas dormir… Impossible… Vos yeux sont fermés… Vos paupières sont rivés l’une à l’autre… Ne bougez plus ! Vous ne pourrez pas les décoller avant que je vous en donne l’ordre !… Maintenant, vous allez vous lever et vous asseoir sur cette chaise…
— Je dois toujours garder les yeux fermés ? »
Le médecin eut un soupir d’exaspération :
« Écoutez… Vous ne m’aidez pas beaucoup ! »
Tout l’agaçait dans cet étrange client. Son anonymat d’abord, qui allait à l’encontre des règles de la profession exigeant que chaque patient décline son nom et donne son adresse. Seulement, ce type était-il un patient ? Dix jours plus tôt, le docteur Schwobb avait reçu un appel d’un confrère éminent, le professeur Herbert, l’un des rares cardiologues new-yorkais à avoir sa clinique privée en étage dans la 5 eAvenue :
« Un de mes amis voudrait s’initier aux secrets de l’hypnose. Pourriez-vous l’éclairer ? »
Schwobb, perplexe, s’apprêtait à répondre qu’il n’enseignait pas quand l’autre avait ajouté :
« Bien entendu, je sais combien votre temps est précieux. Mon ami l’évalue à cinq cents dollars la séance. Si cela vous paraît trop peu, n’hésitez pas à le lui dire : il est prêt à payer n’importe quoi pour bénéficier de vos conseils. »
Ahuri par l’importance de la somme, Schwobb avait balbutié :
« Mais… Professeur… Votre ami est-il médecin ?… »
Herbert avait gloussé de joie :
« Cher ami, s’il l’était, pensez-vous qu’il aurait les moyens de vous verser de tels honoraires ? »
Ils étaient convenus d’un rendez-vous pour le mystérieux « ami » et, depuis ce jour, le petit homme en alpaga noir, tiré à quatre épingles, arrivait ponctuellement dans le cabinet du docteur à dix heures du matin. Dès la première séance, Schwobb avait tenu à mettre les choses au point :
« L’hypnose est une thérapeutique et, comme telle, elle est dangereuse. Avant de commencer quoi que ce soit, je voudrais savoir à quel usage vous destinez les connaissances que vous désirez acquérir. »
Très simplement, l’autre avait répondu :
« C’est pour une femme.
— Vous voulez enseigner l’hypnose à une femme ?
— Pas du tout. Je voudrais séduire une femme grâce à l’hypnose. »
Читать дальше