« Va chercher du champagne, crétin ! »
Heureux de s’en tirer à si bon compte, le valet de chambre (il avait insisté pour que le Grec lui décerne ce titre au lieu de le désigner par l’appellation de « maître d’hôtel ») se redressa, prêt à s’éloigner. La voix du patron le cloua sur place :
« Oh ! Céyx !… Viens ici une seconde ! »
Il s’approcha, méfiant… Pourtant Satrapoulos semblait de bonne humeur.
« Dis donc Céyx… C’est quoi, ça, là-haut ? »
Céyx se retourna et sentit un choc qui l’envoya rouler sur le pont. Le Grec avait réussi à le surprendre avec un terrible coup de pied au cul.
« Ça t’apprendra à écouter aux portes ! »
Et à l’adresse des marins :
« Vous autres, vous ne perdez rien pour attendre ! Je vous débarque au premier port ! »
La porte fut claquée. Quand Céyx eut déposé son champagne, il feignit d’avoir oublié son humiliation et déclara d’un air supérieur à Stavenos qui venait aux nouvelles :
« Ça va… Ils ont l’air de se calmer… »
La nonchalance de son propos fut démentie par un geste machinal qui n’échappa pas à Stavenos : Céyx se frottait les fesses. Stavenos pensa que tout le monde devenait nerveux à bord. Huit jours auparavant, ils avaient fait escale à Pointe-à-Pitre, effectuant le plein de carburant pour remettre le cap sur l’île de Saint-Barthélemy où le patron et la Menelas étaient attendus incessamment pour une croisière entre la Guadeloupe et Porto-Rico. Puis, le patron était arrivé, furieux, ouvrant la marche à une Menelas boudeuse et renfrognée. Des heures durant, elle s’était enfermée dans son auditorium, accumulant des gammes interminables entremêlées de thèmes de Chopin qu’elle assaisonnait selon son humeur. À son toucher, on pouvait préjuger ses états d’âme : ce n’était pas l’euphorie ! Dans quarante-huit heures, les autres invités, accourus de tous les points du monde, débarqueraient sur le Pégase II, via New York. Si l’ambiance se maintenait à l’orage, il y aurait du sport en perspective !
Il y eut un bruit dans le dos du second. Il se retourna et aperçut la Menelas en maillot de bain, se dirigeant vers la piscine. Elle s’engagea sur le plongeoir, sembla changer d’avis, fit volte-face, parcourut le pont jusqu’au bastingage qu’elle enjamba et piqua une tête dans la mer. Le Grec accourut à son tour :
« Olympe !… Reviens !… C’est dangereux ! Il y a des requins ! »
Le yacht n’était pas ancré dans la ceinture protectrice du lagon, mais à un mile plus loin, au large. La mer des Caraïbes fourmille d’une faune qui est loin d’être inoffensive, raies manta géantes, poissons vénéneux, barracudas et requins. Penché sur la passerelle, S.S. s’époumonait :
« Je te dis de revenir ! »
La Menelas lui tira la langue et s’éloigna dans un dos crawlé gracieux. Stavenos, qui était près du patron, l’entendit bougonner : « Connasse !… » Il offrit ses services :
« Commandant, voulez-vous que je fasse mettre un canot à la mer ?
— Ta gueule ! Je ne t’ai rien demandé !… Olympe !… Olympe !… Attends, tu vas voir !… Stavenos !
— Oui, commandant.
— Prends quatre hommes et suis-moi ! »
Le Grec se dirigea vers l’auditorium dont il ouvrit la porte d’un coup de pied.
« Foutez-moi ça à la mer !
Interloqués, les cinq hommes échangèrent des regards furtifs. Il leur semblait impossible que ce « ça » fut le Beechstein d’un prix inestimable qui trônait sur une petite estrade dominant une douzaine de profonds fauteuils de cuir rangés en hémicycle.
« Alors !… Vous êtes sourds ?… À la mer !… »
Les marins hésitaient encore. Stavenos donna l’exemple. Il s’accroupit et saisit le piano par un pied. Les autres vinrent à la rescousse. À grand-peine, le monument fut sorti de la pièce et tiré sur le pont à l’emplacement où se situait la partie coulissante du bastingage permettant l’accès à la passerelle. Frelon en colère, le Grec tournait autour du groupe, poussant, tirant, encourageant de la voix et du geste. Bientôt, le piano fut en équilibre sur l’arête supérieure de la coque. Tous les membres de l’équipage avaient cessé leur activité pour regarder avec de grands yeux la suite de cet happening étrange, ce Beechstein noir sur ce bateau blanc, prêt à basculer dans l’eau verte à la moindre poussée. Le Grec arrêta de se démener. Il s’égosilla :
« Olympe !… »
La Menelas faisait la planche à deux cents mètres du Pégase II. Elle pivota et aperçut ce qui se préparait. Elle cria quelque chose qui n’arriva pas jusqu’au navire. Chacun gardait le silence. Elle cria une deuxième fois. Puis, elle parut se dresser dans la mer et fit un bras d’honneur en direction du yacht. Il y eut quelques sourires furtifs vite camouflés devant le visage contracté du Grec. Il s’étrangla :
« À la mer ! »
Arc-bouté de tout son corps, il imprima un mouvement à la queue du piano qui se déséquilibra lentement et bascula avec majesté dans l’eau limpide. Au passage, une bouée, contre la coque, arracha à l’instrument ses derniers arpèges. Il y eut un bruit sourd, un remous puissant et le Beechstein s’enfonça dans les profondeurs. Là-bas, la Menelas s’était remise à nager vers le large, comme si elle n’était pas concernée.
Les coups de feu claquèrent, à peine détachés les uns des autres tant ils avaient été tirés rapidement. En même pas cinq secondes, dix coups. Slim décolla lentement la crosse de sa joue. Elle était humide de sa sueur. Il faisait chaud dans cette cave. Cinq étages plus haut, au-dessus des épaisseurs de béton qui séparaient les plafonds des sous-sols, il y avait un cinéma permanent. L’odeur de cordite chatouilla agréablement les narines de Slim. Il n’y eut plus que le bruit feutré et régulier du mécanisme maintenant les cibles en mouvement. Il appuya sur un bouton, les plaques de zinc cerclées de rouge s’arrêtèrent. Il considéra pensivement celle sur laquelle il avait déchargé son arme. Les dix balles étaient logées dans le mille, groupées dans un rayon de trois centimètres. Pourtant, Slim avait réglé le mécanisme au maximum de sa vitesse et l’on ne pouvait jamais prévoir dans quels sens allait s’orienter le trajet des cibles. Allons, il n’avait pas encore perdu la main… Bien sûr, c’était moins marrant que de tirer sur des hommes, mais il ne fallait pas trop demander : on n’a pas tous les jours le bonheur d’une bonne petite guerre, ce prétexte royal qui vous fait décorer au lieu de vous envoyer sur la chaise. Demain, les autres allaient l’emmener sur place pour qu’il repère les lieux. Il allait devoir quitter la ville pour très longtemps. Il n’avait pas prévenu Annie, évidemment. Plus tard, quand il serait à l’abri et qu’elle-même se dorerait avec les gosses au soleil de Floride… Dans ce genre d’histoires, moins les femmes en savent, mieux se portent les maris et marchent les affaires. Ce soir, sans qu’elle comprenne pourquoi, il allait la baiser comme une reine. Peut-être même allait-il lui faire un quatrième enfant ? Et alors ? Les lardons, Slim adorait ça !… Il sourit d’aise et se mit à démonter sa carabine avec des gestes précis et brefs de professionnel.
Comme toujours dans ces cas-là, les choses se passèrent bêtement. En arrivant à l’aéroport où elle s’était fait conduire en taxi, Lena tomba sur Kallenberg qui sortait de sa Rolls.
« Lena ! »
Elle eut beau essayer de lui sourire, elle n’y parvint pas. La vision de son mari et du jeune homme dont elle était amoureuse batifolant dans une mer de revues horribles la poursuivait comme un cauchemar. Ce qu’elle éprouvait était indicible, jamais au monde une femme n’avait pu avoir la même sensation de désir et de dégoût ! Elle avait empilé des affaires comme une folle, les avait jetées dans deux ou trois bagages et avait quitté le château sans avoir revu Fast ni Mortimer, se précipitant à l’aéroport afin d’y prendre le premier avion qui partirait pour n’importe où.
Читать дальше