Et il était sorti de sa baraque en criant machinalement « Rien que des gagnants ! Rien que des gagnants !… » ajoutant mezza voce pour Hilaire :
« Tu parles, rien que des fauchés, rien que des paumés ! La grosse, là, qui me remplace, Louise, c’est ma femme. »
Devant le zinc, les propos d’Arthur avaient fait dresser l’oreille à Kalwozyac : il lui proposait ni plus ni moins — pour peu de temps, bien sûr — de remplacer un mage, mi-chiromancien, mi-astrologue, qui disait la bonne aventure dans la baraque jouxtant sa propre roulotte.
« Et tu verras, avait-il précisé, c’est pas les gogos qui manquent ! Y a un fric fou à se faire là-dedans ! Suffit de leur raconter les conneries qu’ils ont envie d’entendre, c’est gagné ! Et toi, mon pote, de ce côté-là, avec tout ce que tu as dans le chou, tu dois être plutôt fortiche ! »
Hilaire, très intéressé, avait fait quelques objections de pure forme, arguant qu’il n’avait aucune formation lui permettant de faire face à une situation de ce genre. Arthur avait balayé ces réticences d’un revers de la main, et commandé une autre tournée :
« T’en fais pas ! Tu peux leur balancer n’importe quoi, ils gobent tout, du moment que tu as un turban sur la tête et que tu prends l’air hindou… »
Hilaire avait réservé sa réponse jusqu’au lendemain, s’était consciencieusement précipité dans une librairie ésotérique et, avec ses derniers francs — Arthur l’avait invité à dîner le soir même, il était paré de ce côté-là — avait fait une razzia d’ouvrages rédigés dans un esprit primaire certes, mais passionnants et documentés. Ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’était l’étiologie, la recherche des causes : pourquoi l’humanité avait-elle un tel besoin de merveilleux, une telle soif de certitudes ? Lui, qui avait toujours vécu au jour le jour, autant par goût que par nécessité, ne comprenait pas qu’on pût avoir l’envie d’assujettir ses actes au bon vouloir d’une puissance supérieure, Dieu, le Zen, Mahomet, Bouddha ou la planète Pluton : cela n’avait pas de sens et enlevait tout sel à la vie en la privant de la notion qui lui confère sa valeur, le risque. Il se jura d’approfondir plus tard ce problème des causes, se bornant pour l’instant à assimiler celui des effets, pénétrant plus avant dans le symbolisme des tarots, la position des planètes par rapport au solstice, s’enfonçant avec curiosité et dégoût dans les arcanes de la divination par le marc de café, aux secrets des lignes de la main, à la pseudo-mathématique de la physiognomonie. Il se trouvait dans un bar, non loin de la fête foraine. Quand il fut l’heure d’aller dîner, sa décision était prise : il essaierait d’être mage, assez sûr de lui pour ne pas provoquer de drames chez ses futurs clients, assez psychologue aussi pour leur rendre leur optimisme et un esprit combatif puisque c’était précisément ce que venaient chercher ces crétins, incapables d’oser sans avoir la certitude de vaincre. Arthur avait accueilli sa réponse avec enthousiasme :
« Tu vas voir petite tête, on va se bourrer !
— On ?…
— Ben oui, qu’est-ce que tu crois ? La roulotte est à moi, on est fifty-fifty, comme en 40 ! » (C’était le cas de le dire.)
Dès le lendemain, un peu gêné, il recevait sa première cliente, une bouchère abandonnée par son mari. Il l’avait écoutée avec attention, stupéfait qu’une créature aussi commune pût éprouver un tel chagrin. Elle parlait, parlait, entre deux sanglots, sans que le « Prophète de Cascaïs » songeât à lui dire quoi que ce soit ou à l’interrompre. Tout au plus, hochait-il la tête de temps en temps d’un air compréhensif, quand le flot verbal de sa visiteuse semblait se ralentir, ou hésiter entre plusieurs directions du malheur, pour repartir de plus belle, droit sur son idée fixe : son louchebem envolé. Quand elle s’était tue, vidée de ses confidences, à bout de son histoire, il y avait eu un bref silence qu’elle n’avait pu supporter, le brisant par un :
« Professeur, vous ne saurez jamais le bien que vous m’avez fait. Merci… Merci… »
Et elle était partie, glissant sur la table un gros billet. Ahuri, le « professeur » avait immédiatement compris le premier principe de son nouveau gagne-pain : être une oreille. Cette femme ne l’avait payé que pour être écoutée, elle avait puisé dans son silence un réconfort qu’il n’avait rien fait pour lui donner. Son histoire minable, elle se l’était récitée à voix basse, devant témoin, et elle avait été exorcisée. Voilà qui était étrange. Arthur avait passé la tête :
« Alors, ça a marché ? »
Puis, apercevant le billet :
« Dis donc, ça commence bien ! Qu’est-ce que tu lui as raconté pour qu’elle te laisse autant ?
— Rien. Pas un mot. Je n’ai pas ouvert la bouche. »
Admiratif, Arthur lui avait lancé une grande claque dans le dos :
« T’es un crack ! On continue ! »
Et le Prophète avait continué, se prenant au jeu de sa propre dialectique, mettant un point d’honneur à voir partir tout le monde content, sauf ceux qui venaient à lui avec un air agressif ou goguenard, qu’il prenait plaisir à démolir et à plonger dans l’inquiétude. C’était pour lui un pouvoir, tout nouveau, dont il n’avait pas encore bien exploré les limites ni clairement compris les responsabilités. Arthur lui avait demandé la veille :
« Faut que tu te trouves un blaze, quelque chose de ronflant, qui fasse exotique, le Sorcier vaudou ou un truc dans ce genre. Comment tu veux t’appeler ? Ben, parle… Puisque tu fais des prophéties ?
— Le Prophète ?
— Ça suffit pas. Faut que tu aies l’air de venir de loin. Tu comprends, si tu dis que tu es du quartier, ça fait pas sérieux… le Prophète de Pigalle ! Alors, d’où tu veux venir ?
— De Cascaïs.
— C’est où, ça ?
— Au Portugal, pas loin de Lisbonne, près d’Estoril.
— Y a des mages dans le coin ?
— Non. Mais c’est un endroit où je suis passé, une fois. J’avais eu envie de m’arrêter, pour y vivre.
— Va pour Cascaïs ! Eh ! Louise ! Écoute ça ! Le Prophète de Cascaïs ! Ça sonne bien, non ? Sacré Hilaire ! »
Entre deux consultations, Kalwozyac sortait ses bouquins de sa robe indienne — devant l’insistance de son associé, il avait dû sacrifier à ce folklore ridicule — et se perfectionnait dans son art, si l’on pouvait baptiser ainsi ce qui n’était à ses yeux que sophisme et supercherie. Par jeu, oubliant volontairement son sens inné de la psychologie, il lui arrivait d’établir des cartes du ciel d’une façon mathématique, évitant d’interpréter quoi que ce soit pour mieux traduire ce que révélait symboliquement la position des planètes. Comme un tourneur sur métaux se désintéressant de son travail, mais l’accomplissant tout de même mécaniquement, sans rien y mettre de lui, en pensant à autre chose. Il faut dire que, pour ses débuts d’extra-lucide, il avait trouvé des cobayes idéaux, militaires en goguette, bonnes bretonnes en perdition, quinquagénaires torturées par les démons de la ménopause, visages anonymes du quartier. Selon son caprice ou le nombre de ses visiteurs qui ne cessait de s’accroître — il se lançait dans des développements plus ou moins prolongés sur les trois thèmes clefs, argent, amour, santé, mamelles de toute activité divinatoire. Il fut étonné de la vitesse à laquelle se répandait sa réputation, portée comme un incendie par la publicité de bouche à oreille. On vint le voir du XVI e, on lui écrivit de Roubaix, on le pria à Bruxelles. Au fur et à mesure que grandissait sa « science », il constata un changement dans son comportement, qu’il était trop subtil pour ne pas en relever l’ironie. Il se surprit un jour à critiquer un « confrère » dont on lui vantait les mérites, en l’attaquant sur un point de technique pure — dans ce cas précis, une boîte d’allumettes renversée sur une table, servant de support à la voyance : en quoi ces allumettes, qu’il ne prenait pas au sérieux, étaient-elles plus ridicules ou inefficaces que des cartes, une tache d’encre, une boule de cristal ? Il se trouva grotesque mais fit preuve d’humour, riant de lui-même pour avoir relevé ce détail présumé faux dans un système qui ne l’était pas moins dans sa totalité, et dont il niait systématiquement l’existence. Un autre incident de ce genre lui fit comprendre la force de l’engrenage. Louise, la grosse Louise, parfaitement au courant des origines du bluff, vint pourtant le supplier, en cachette d’Arthur, de lui faire un petit « tour de tarots ». Comment était-il possible que cette matrone, rationnelle s’il en fût, se laissât prendre au piège dont elle avait elle-même posé les collets ?
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