— De la merde. »
Fast lui jeta un regard aigu :
« Votre femme a l’air de se faire suer. »
Mortimer se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il regarda Lena et s’aperçut qu’elle aussi dévisageait Fast avec voracité : c’était bien la première fois qu’ils se découvraient les mêmes goûts. Une idée lui vint, qu’il jugea ridicule : allait-il devenir le rival de sa femme ?
Il se leva et passa devant Fast dont il frôla le bout des genoux de ses jambes. Il sentit le rythme de son pouls s’accélérer.
« Excusez-moi… »
Il s’assit dans le fauteuil voisin, provisoirement déserté par son occupant :
« Comment vous sentez-vous ? »
Lena eut un soupir discret :
« Très bien, Mortimer, je vous remercie.
— Vous savez que je suis à vos côtés, quoi qu’il arrive ?
— Je le sais, Mortimer.
— Nous allons atterrir dans un quart d’heure. Souhaitez-vous vous rendre directement avenue Foch ?
— Évidemment.
— Savez-vous que ce jeune homme est bourré de talent ? Il est peintre. Le saviez-vous ?
— Je l’ignorais. »
Mortimer fut enchanté d’avoir pénétré dans l’intimité de Fast davantage qu’elle n’avait pu le faire. Il poursuivit :
« Il semble complètement perdu. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous l’invitions pendant quelques jours ? Je veux dire, quand cette horrible histoire sera réglée ?
— Faites comme il vous plaira, Mortimer. »
Pour masquer son émotion, Lena gardait le visage obstinément fixé sur un atlas zébré de lignes rouges, trajectoires pures des Boeing qui reliaient les continents.
Au moment où la certitude de son succès le faisait cabrioler sur son lit, la porte s’ouvrit et Lena entra. Elle regarda le Grec qui la regardait, chacun aussi stupéfait que l’autre. Socrate, qui avait gardé son turban de fantaisie sur la tête, se figea en plein mouvement avec la brusquerie des gosses jouant aux statues de sel. Quant à Lena, elle portait instinctivement la main à sa mâchoire qui avait une fâcheuse tendance à se décrocher dans les grandes occasions. La situation était si imprévue, si énorme, qu’aucun des deux ne put proférer un mot pendant trente secondes.
S.S. était stupidement fixé sur l’idée que son ex-femme avait gardé une clef de l’appartement, et il ne pouvait penser à rien d’autre. Quand le silence eut atteint l’intensité maximale au-delà de laquelle quelque chose doit nécessairement éclater, il vit avec horreur le duc de Sunderland passer timidement la tête par l’entrebâillement du chambranle alors que, dans son dos, François faisait des signes désespérés et impuissants. Lena fut si saisie qu’elle s’accrocha au bras de son nouveau mari. Ahuri, le duc considérait avec égarement cet homme en pyjama, les cheveux ceints d’un drap froissé, debout sur un lit en désordre jonché de nourriture et de vin renversé, cet homme qu’il s’attendait, de toute évidence, à trouver à l’état de cadavre…
« Voulez-vous boire quelque chose ? »
Ce fut tout ce que Satrapoulos trouva à dire. C’était si gigantesque dans l’absurdité qu’il repartit dans un fou rire, le visage cramoisi, se pliant en deux tout en faisant des gestes d’excuse qui le faisaient redoubler de rire. Lena avait été si violemment bouleversée qu’elle fut la première à craquer. Ce fut d’abord quelque chose de perlé qui vint mourir sur ses lèvres. Puis, un hoquet éclata, annonciateur de la tempête. Mortimer, contaminé à son tour malgré ses efforts pour rester impassible, poussa quelques gloussements avant de se plier en deux lui aussi. Socrate sonna la femme de chambre qui les trouva tous trois écarlates, hurlant, se désignant du doigt les uns les autres sans pouvoir reprendre leur souffle. Le Grec parvint à grand-peine à articuler les trois syllabes du mot « champagne ». Après quoi, pris de convulsions, il fut obligé de s’allonger. Lena, en transes, secouée de spasmes, s’effondra sur le lit et se roula à ses côtés en l’étreignant. Mortimer, affalé sur un fauteuil, son corps d’asperge secoué par des soubresauts, se tapait sur les cuisses en pleurant de rire. La scène de folie dura cinq bonnes minutes. Puis Socrate, qui cherchait à se maîtriser, s’avança vers le duc et lui tendit la main :
« Enchanté de vous connaître… »
C’en fut trop pour lui : il repartit dans une espèce de rugissement douloureux à force d’être violent et continu. Ils burent ensemble. Socrate expliqua vaguement qu’il avait été victime d’un mauvais canular dont il allait s’efforcer de retrouver les auteurs.
Mais la raison n’était pas de mise : quelque chose s’était brisée dans les rouages de cette maison transformée en moulin ivre. Brusquement, sans que quiconque l’ait annoncée, Hankie Vermeer, en pleurs et en deuil, fit son entrée dans la chambre, tenant par la main Achille et Maria :
« Tu sais, papa, cria le garçon sans transition, pour les palmiers, je n’en ai coupé qu’un seul ! »
Maria se jeta dans les bras de sa mère, qu’elle lâcha pour sauter au cou du Grec.
« Ce que tu es drôle, papa, en pyjama ! »
Au bord de l’évanouissement, Hankie se contentait de bredouiller des phrases inintelligibles, mêlant le hollandais, l’anglais, le français et quelques bribes de grec : dépassée. En pleurant, elle s’affaissa dans les bras de Lena :
« J’étais sûre que ce n’était pas vrai !… J’en étais sûre ! Mon Dieu, merci !… Je n’avais rien osé dire encore aux enfants !…
— Socrate ! »
Le rugissement fit se retourner tout le monde vers la porte d’entrée : les yeux baignés de larmes, le visage rougi et ravagé, la Menelas bondit dans la pièce, se ruant sur le Grec qu’elle couvrit de baisers :
« C’est horrible !… J’ai fait le tour du monde !… J’ai cru mourir !… Mon Dieu !… Mon Dieu !… »
Elle s’immobilisa, le tenant serré contre elle, le regardant comme si elle ne l’avait jamais vu :
« Socrate !… Mais tu es vivant !… Tu es vivant ! »
En grec, elle débitait des phrases rapides et saccadées, caressantes, lui pétrissait les mains, l’embrassait encore à petits coups de lèvres frôleurs. Elle daigna s’apercevoir que la scène avait une demi-douzaine de témoins. Elle parut revenir sur terre et les dévisagea un à un.
« Lympia, il faut que je vous présente… Mme Vermeer… Vous connaissez Lena, et Achille et Maria…
— Comme ils sont beaux !
— … et le duc de Sunderland, le mari de ma femme… »
S.S. voulut rattraper son lapsus : trop tard ! Il secoua la tête d’un air navré en guise d’excuses pour le dadais que Lena lui avait trouvé comme successeur. Olympe tonna :
« Maintenant, explique-moi ! »
S.S. se lança dans son histoire tandis qu’on conduisait les enfants au salon pour leur servir des glaces et que François retenait au Plazza une suite pour Hankie, encore mal remise et chancelante. Sans s’être concertés, Lena et Mortimer refusèrent avec un bel ensemble l’invitation à dîner de Socrate : ils devaient retrouver Fast au Ritz vers les huit heures et aucun des deux, pour des raisons identiques, ne tenait à perdre une parcelle de sa présence ou de son verbe.
Secrètement, le Grec était ravi de leur refus. Il imaginait mal un repas avec le nouveau mari de son ancienne femme, arbitré par celle qui se considérait comme sa future épouse. Pour voler à son chevet, la Menelas, une fois de plus, avait dû rompre un contrat en Australie. Elle serait bien mal récompensée de son zèle. Le lendemain, Socrate devait s’envoler pour Baran et éplucher un fantastique dossier que lui avaient préparé ses conseillers. Même pas le temps d’emmener la « panthère » faire une virée dans Paris. Il la dédommagerait de ses émotions en lui offrant un bijou. Le Grec, qui ne laissait rien au hasard, en gardait quelques-uns dans le coffre de toutes ses résidences. Bien souvent, dans les cas d’urgence, cette précaution s’était avérée très utile.
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