« Tout à l’heure, nous regarderons votre carte du ciel. Je vous indiquerai s’il y a lieu de vous rapprocher de cette femme, et quand. Pour l’instant, j’ai quelque chose à vous dire. Kallenberg est venu me voir il y a trois jours. »
Le Grec se durcit :
« Quand cessera-t-il de m’emmerder, celui-là ? Je croyais qu’après mon divorce et les raclées que je lui ai déjà infligées, il allait se tenir tranquille. Pourquoi me cherche-t-il des crosses ?
— Vous lui gâchez la vie.
— Je ne fais que me défendre !
— Vous n’y êtes pas. Vous lui gâchez la vie parce que vous le prenez toujours de vitesse. Vous contraignez à jouer les seconds rôles un type qui est malade quand il n’est pas le premier. »
Satrapoulos eut un sourire enfantin et carnassier :
« Qu’y puis-je ?
— Dans votre dos, il est en train de rafler à n’importe quel prix les actions de vos sociétés.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Même s’il les rachetait toutes, c’est quand même moi qui suis majoritaire. J’ai 52 pour 100.
— Vous tout seul ?
— Pratiquement, oui. Pour la forme, mes enfants ont 2 pour 100, et Lena, 3 pour 100.
— Supposez qu’il s’approprie ces 5 pour 100 ?
— Vous rigolez ? Achille et Maria ont douze ans !
— Eux, oui, mais Lena ? »
Bon dieu, il avait raison ! Si l’envie lui en prenait, Lena pouvait le mettre réellement en difficulté. Ce fut à cet instant précis que l’idée germa. À vrai dire, ce ne fut pas une germination à proprement parler, mais une espèce de clairvoyance foudroyante, tout un déroulement de temps en raccourci, causes, effets, exécution, avantages. Il y avait belle lurette qu’il désirait virer par-dessus bord ceux dont il avait eu besoin pour établir sa puissance : il venait de trouver le moyen de les larguer :
« Je crois que je vais tomber gravement malade. Je crois même que je vais mourir. »
Le Prophète fit la moue :
« Hum… Si cela était, je le saurais. »
Le Grec lui saisit les mains et débita des phrases à une cadence de mitrailleuse :
« Écoutez-moi !… Supposez que je meure… supposez que mon entourage cherche à garder la nouvelle secrète, mais qu’il y ait des fuites… une seule fuite… Je meurs, d’accord, mais la Bourse est malade. Vous me suivez ?… Moi mort, mes affaires ne valent pas cher, tout mon avoir est investi dans les pétroliers en chantier, mes super-géants. Qui veut reprendre mon passif ?… Personne ! Ceux qui ont des actions vont avoir la trouille de les voir baisser ! Conséquence : ils vendent. Et qui rachète un peu plus tard ?…
— Vous avez choisi votre genre de mort ?
— C’est un soin que je vous laisse. »
Le Prophète eut un rire rentré :
« C’est une idée superbe ! Mais ne nous énervons pas !… Attendez… On va voir à quelle période le deuil siéra le mieux à votre entourage… »
Mortimer était fasciné par les mains de Fast. Elles étaient longues, immenses, maigres et fortes à la fois. Les ongles, noirs de crasse, étaient cassés en plusieurs endroits. Mortimer avait une envie folle de les emprisonner. Ces doigts doués d’une vie qui leur était propre appelaient irrésistiblement ses doigts à lui. Il fallait qu’il touche. Même en peinture, pour « voir » vraiment un tableau, il était nécessaire qu’il en caresse la surface du bout de la main. Un jour, au collège — il devait avoir douze ans — le professeur s’était arrêté devant sa table, lui tournant le dos et expliquant son cours à la classe. Il avait les mains croisées juste sous le nez de Mortimer, des mains courtes et grasses, boudinées, qui se crispaient, s’étreignaient, se lâchaient, se reprenaient, couleuvres tronquées, parcourues de frémissements. Mortimer n’entendait plus rien depuis longtemps, possédé par le désir irrépressible de les saisir. Sans qu’il l’eût décidé, cela était arrivé, malgré lui. Le professeur, croyant qu’il faisait le pitre à ses dépens lui avait administré une énorme gifle. La classe avait éclaté de rire et Mortimer était sorti de sa transe, la joue en feu, douloureuse. Aujourd’hui encore, l’idée de ce contact était liée à l’idée de la gifle, de punition immédiate. À tel point que, lorsqu’on lui serrait la main, il la retirait très vite, craignant d’être châtié pour un contact prolongé.
Fast le giflerait-il s’il la lui prenait ? En arrivant à Marseille, ils étaient descendus à l’hôtel Noailles. La duchesse, avant même que Mortimer ait déployé ses ruses pour l’en persuader, avait déclaré qu’elle désirait retourner le lendemain même à Londres, précisant « qu’ayant fait son devoir, elle ne voulait pas s’immiscer dans les problèmes conjugaux de son fils ». Cela, à l’intention de Lena, mais avec un accompagnement de mimiques qui en avait appris long à Mortimer sur son humeur méprisante. Elle s’était fait servir à dîner dans sa chambre, après que son fils lui eut souhaité le bonsoir en l’embrassant sur le front. Le matin suivant, à huit heures, elle prenait le premier avion pour Londres. Mortimer avait poussé un soupir de soulagement et était revenu à l’hôtel où Lena et Fast prenaient ensemble le petit déjeuner. Fast semblait maussade. De son côté, Lena ne disait rien. En vain, Mortimer avait essayé de leur faire la conversation, mais il n’avait pu obtenir que des brouillons de réponse. Il leur restait trois heures avant de se rendre à l’aéroport. La veille, Fast avait simplement demandé :
« Pouvez-vous m’emmener jusqu’à Paris ? »
Sans préciser comment il réglerait le montant de son billet que Mortimer, tremblant d’espoir, avait payé de sa poche comme il avait réglé la note d’hôtel. Fast voguait loin au-dessus de ces contingences, comme s’il eût senti que sa présence, à elle seule, était une faveur pour autrui. À aucun moment, il n’avait dit merci et malgré son sens de l’économie et des convenances — traditionnels chez les Sunderland — Mortimer ne s’en était pas offusqué.
« Où est-ce que vous descendrez à Paris ?
— J’en sais rien. »
Fast sirotait un whisky. Mortimer était assis à côté de lui. Lena, sur la même rangée de fauteuils, mais de l’autre côté du passage. Quand ses yeux n’étaient pas rivés sur les mains de Fast, Mortimer, à la dérobée, les reportait sur son visage dont la perfection et la finesse du profil le laissaient stupéfait.
« À l’hôtel ?
— Non.
— Chez des amis ?
— Sais pas. Connais personne.
— Vous y séjournerez longtemps ?
— Sais pas.
— S’il vous arrivait d’être dans l’embarras… pour une raison ou pour une autre… j’ai beaucoup d’amis à Paris qui se feraient un plaisir de vous héberger.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis dans l’embarras ?
— Rien, bien sûr… Enfin, mon offre reste valable. Et s’il vous plaisait de passer quelque temps dans notre château du Lancashire…
— Voulez-vous un whisky ? »
Mortimer traduisit immédiatement « je veux un whisky », et fut secrètement flatté par cette tournure qui, dans la bouche de Fast, était presque une marque de courtoisie. Il fit un signe à l’hôtesse pour renouveler la commande. Lena en fit de même et sembla retomber dans sa délectation morose.
« Vous êtes étudiant ?
— Ça m’arrive.
— En quoi ? »
Fast le considéra d’un air de profond ennui :
« Je peins.
— C’est passionnant ! Vous exposez ?
— Non.
— Vous vendez ?
— Jamais.
— Mais c’est idiot ! Pourquoi ?
— Probable que ça plaît à personne.
— Allons donc ! Et à vous ?
— Zéro.
— Vous n’aimez pas votre peinture ?
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