Le billet disparut, englouti dans l’une des poches de la vareuse :
« Moi je veux bien… C’est la bagnole qui veut pas…
— Voyons, il doit y avoir une solution… Comme vous dites chez vous, impossible n’est pas français…
— Ça, mon bon monsieur, c’est des conneries. Ou alors, il faudrait la pousser…
— Pourquoi pas ? Si vous restez en prise, je marcherai derrière vous. Au besoin, je pousserai… Voulez-vous essayer ?
— Faut d’abord qu’elle refroidisse.
— Parfait, laissons-la refroidir. »
Vingt minutes plus tard, le convoi attaquait la pierraille, le chauffeur au volant, la duchesse à l’arrière, Mortimer, arc-bouté sur le coffre, fermant la marche. Quand l’Austin eut atteint le haut de la pente, elle dévala dans le vallon. Par réflexe, Mortimer se mit à courir. Il la rejoignit au sommet de la deuxième bosse du terrain. La ferme était en vue. La duchesse baissa sa vitre et fit signe à son fils de la rejoindre :
« C’est là, Mortimer !… Montez donc maintenant… c’est plus convenable. »
Devant les bâtiments, assise sur une pierre, Zize épluchait des patates pour le repas du soir. Attiré par les pétarades du moteur, Julien sortit de la maison, sa flûte indienne à la main. Il contempla le lourd véhicule noir avec perplexité :
« Merde… Y a quelqu’un qui est mort… »
Kallenberg haletait dans son téléphone, serrant l’appareil à le broyer. Il ne put s’empêcher de hurler :
« Alors ?… Alors ?…
Là-bas, à Paris, François étouffa une espèce de sanglot :
« C’est fini, monsieur… C’est fini. »
Herman tenta de réprimer la joie qui lui donnait envie de crier bravo. Il fit un tel effort sur lui-même qu’il en bafouilla d’excitation contenue :
« François… François… J’arriverai à Paris demain vers quatorze heures. En attendant, je m’occupe de tout. »
Il alla s’asseoir. Il fallait qu’il s’accommode de l’énormité de la nouvelle, bien qu’il eût souhaité cent fois la mort du Grec. C’était étrange, il se sentait presque frustré par la stupidité de cet accident dans lequel, lui, Kallenberg, n’entrait pas en ligne de compte. Comme si Socrate l’avait roulé : vivant, il ne l’avait pas atteint ; mort, il lui échappait. Quelle fin minable ! Comment avait-il pu avoir comme rival, un homme qui crevait d’un infarctus à cinquante-deux ans, comme n’importe qui ? Ça manquait de gueule ! Herman lui en voulut de n’avoir pas eu un trépas hors série : son yacht aurait pu couler au large de la mer des Antilles… Le Grec, en guise de chaloupe, se serait réfugie dans une baignoire d’or dont la voile aurait été une immense toile de Titien. Il y serait mort de soif après trente jours de dérive — quel tableau pour un Géricault moderne ! Ou alors, il aurait pu succomber sous le poignard d’une folle, comme Marat, exploser en vol, comme Mattei, être torturé, comme le Christ, enfin, une mort qui ne soit pas à la portée de tout le monde, quelque chose qui laisse un goût ambivalent d’inachevé et de définitif, loin de la trivialité d’une crise cardiaque, cette dernière faute de goût.
Herman se barricada une partie de la nuit dans son bureau, fit et refit ses comptes, se goinfra de caviar, but une goutte de champagne, prit un somnifère quand le jour allait se lever, ne dormit pas du tout. Le matin venu, après la première heure, tout craquait. Les ennuis commencèrent par un appel angoissé de Jack :
« C’est une catastrophe ! Dès l’ouverture, tout le monde a voulu vendre ! Personne n’est preneur !… »
Sur un ton douloureux de reproche :
« Monsieur Kallenberg… Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu hier soir que M. Satrapoulos était mort ? »
Herman sentit une nausée l’envahir. Il s’étrangla :
« Comment le savez-vous ?
— Mais tout le monde le sait !… Depuis une heure, dans toutes les capitales, le dernier des boursicoteurs est au courant ! Monsieur Kallenberg, vous auriez dû… »
Barbe-Bleue éclata :
« Foutez-moi la paix ! Je ne vous paie pas pour que vous me disiez ce que j’ai à faire !
— Et moi, que dois-je faire ?
— Restez en ligne… Il faut que je réfléchisse… »
Dix manèges fous tournoyant dans sa tête. Il devait prendre une décision, et la prendre tout de suite… D’où pouvait bien provenir la fuite ? Par réflexe autant que par habitude, il pensa au Grec, ne pouvant s’empêcher de hausser les épaules en réalisant qu’il était mort. François ?… L’infirmière ?… Le portier, les médecins ? Il serait toujours temps de faire mener une enquête… Il aboya :
« De combien de points ont baissé les titres ?
— Cela dépend des sociétés. Disons qu’en moyenne, ils ont perdu, pour l’instant, près des quatres cinquièmes de leur valeur…
— Qui achète ?
— Personne ! Qui prendrait le risque ? »
Que faire ? Il était trop tôt pour racheter, mais peut-être pas trop tard pour vendre. Herman s’accrocha :
« D’après vous, est-ce que ça va encore baisser ? »
L’autre hésita :
« C’est fort possible… Vous connaissez mieux que moi les lois de l’offre et de la demande…
— Ça va, ça va ! Pas de cours. Fermez-la, je réfléchis… »
C’était le moment ou jamais : des milliards étaient en jeu pour une question de secondes. Pourquoi l’opération ne s’était-elle pas déroulée comme prévu ? Il aurait touché un fabuleux bénéfice — ses propres actions vendues à leur cours le plus haut et rachetées un peu plus tard à la baisse. Ensuite, il aurait investi ces gains dans l’acquisition de tous les titres épars détenus par les petits porteurs. Alors que maintenant, si la dégringolade continuait sur sa lancée, il risquait de tout perdre…
« Jack ?… Vous êtes toujours là ?
— Oui, monsieur.
— Vendez !
— Ne peut-on attendre encore un peu ? C’est le plus mauvais moment…
— Je vous dis de vendre !
— Une heure encore…
— Exécutez mes ordres, crétin ! Vendez !
— Parfait, monsieur. Mais je dégage ma responsabilité. Jusqu’à combien puis-je descendre ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? C’est vous qui êtes sur place, grouillez-vous, vendez au mieux, c’est tout ! »
Herman raccrocha avec hargne. Sa chemise était inondée de sueur.
Deux heures plus tard, à midi très exactement, l’opération était terminée. Même après sa mort, le Grec avait pris Kallenberg de vitesse. Les actions qui valaient la veille cent dollars avaient dû être bradées sur la base de trente, soit soixante-dix pour cent de perte sèche en quelques heures. Et encore, fallait-il remercier le Ciel d’avoir trouvé des pigeons pour les acheter à ce prix-là. Dans vingt-quatre heures à peine, le fisc s’en mêlerait, et les créanciers, et la liquidation judiciaire. Jack s’était surpassé en dénichant des banquiers d’Amérique latine, vautours qui faisaient leur beurre sur des affaires à l’agonie. Pour une fois, c’était râpé. Avant la fin de la semaine, leurs titres ne vaudraient que leur poids en papier. Pas de chance… Kallenberg songea avec mélancolie qu’il était parvenu à sauver quelques meubles de ce désastre. L’idée d’assister le lendemain aux obsèques de la charogne morte lui donnait envie de vomir. Il se sentit vidé. Pourtant, il avait promis de partir pour Paris en début d’après-midi.
Est-ce que cette conne d’Irène était prête ?…
Irène !… Il eut un éblouissement. Et si c’était elle ? Il allait le savoir sur-le-champ. Il sortit de son bureau en bolide, se rua dans l’escalier et se mit à hurler :
« Irène !… Irène !… »
Sur son passage, les domestiques se terraient comme des lapins un jour d’ouverture de la chasse.
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