Mortimer alla presque jusqu’à commettre cette incongruité, desserrer sa cravate, mais il se retint à temps :
« Mère, ne trouvez-vous pas qu’il fait horriblement chaud ?
— J’ai aussi chaud que vous.
— Dans ces conditions, mère, pourquoi ne pas ouvrir légèrement une vitre ?
— Je crains les courants d’air. »
Maussade, Mortimer se rencoigna sur les coussins lustrés de l’immense patache choisie par la duchesse pour faire le trajet. À Marignane, il avait fallu qu’une compagnie de location téléphone à Marseille à la maison mère pour qu’on leur envoie cette antique Austin, haute sur pattes, noire comme un corbillard, cauchemardesque. Le chauffeur aussi semblait d’époque, mais au moins, ses vitres étaient baissées (la duchesse avait insisté — pas de mélange — pour que la paroi de séparation fût hermétiquement close). Voilà deux heures qu’ils roulaient sur des routes écrasées de soleil à une allure d’escargot. La duchesse avait horreur de la vitesse. Eût-elle été au pouvoir, elle aurait fait voter une loi pour l’interdiction des véhicules à propulsion mécanique, et le retour immédiat des chaises de poste. Mortimer avait discrètement insisté pour qu’elle ne mette pas ce chapeau invraisemblable, hideux fourre-tout comportant les laissés-pour-compte d’une marchande des quatre-saisons. Mutine, elle avait rétorqué que c’était le printemps, que les Françaises étaient coquettes, et que le duc, son père, avait adoré ce chapeau, vingt ans plus tôt. Son espèce de tailleur était à peine moins voyant, ramages vifs sur fond vert pomme. Au départ de Londres, la chose était presque passée inaperçue, mais à l’arrivée à Marseille !
Mortimer avait nettement vu des gens se gausser sur leur passage, lorsque la duchesse avait voulu prendre une collation en attendant sa limousine. Un ouvrier nord-africain, hilare, avait même ameuté quelques-uns de ses camarades occupés aux guichets, et qui risquaient de louper ce happening.
« Cet homme va trop vite, Mortimer…
— Allons donc, mère, il ne dépasse pas le soixante !
— Je ne me sens pas bien.
— Voulez-vous que nous arrêtions ?
— Non, demandez-lui de ralentir. »
Exaspéré, Mortimer tapota la vitre de séparation, ce qui eut pour effet immédiat de provoquer une embardée. Le chauffeur jura ; en tout cas, c’est l’impression qu’eut le duc en voyant son visage congestionné. Il lui fit un signe pour lui indiquer de ralentir. L’autre l’interpréta à l’envers et accéléra avec un geste insolent de la main…
« Décidément, je ne me sens pas très bien. Sommes-nous loin encore ? »
La duchesse avait proposé ses bons offices — dont Mortimer se serait bien passé ! — mais elle entendait le lui faire payer, ne manquant pas une occasion de l’agacer par des réflexions, sous-entendant : « Tu vois, je souffre pour toi, à cause de toi. Une fois de plus, je me sacrifie. » Au vol, Mortimer déchiffra un panneau routier : Vaison-la-Romaine, 10 km.
« Nous approchons, mère. Désirez-vous vous arrêter ou souhaitez-vous continuer ? »
Elle eut un geste lourd de la tête, qui signifiait : « Je continue, mais vous aurez ma peau… » Mortimer consulta l’adresse invraisemblable et l’itinéraire qu’il avait établi. Il avait dû rappeler Irène pour de plus amples précisions. Le reste avait été un jeu. La pratique des soldats de plomb lui avait donné le sens de la topographie. Soudain, la voiture ralentit, cahota et vint se ranger, au point mort, sur le bas-côté de la route. Simultanément, elle se mit à fumer. Mortimer en sortit avec volupté, rejoignant le chauffeur qui soulevait déjà le capot dans une tornade de vapeur brûlante. Il eut ce commentaire déconcertant :
« Elle chauffe. »
Mortimer fut tenté de lui dire qu’il s’en rendait compte, mais :
« Dans combien de temps pourrons-nous repartir ? »
Le chauffeur triompha sans vergogne :
« Ça, ça dépend pas de moi, mais de cette charrette ! »
Et il ajouta, raciste :
« Vous avez voulu une voiture anglaise, hein ? Eh bien, vous l’avez ! Ces moteurs-là, c’est pas fait pour nos climats. »
Dignement, Mortimer revint sans un mot auprès de la duchesse :
« Que se passe-t-il, Mortimer ?
— La voiture chauffe, mère.
— Qu’on la laisse refroidir !
— C’est cela, mère… C’est cela… Voulez-vous descendre et faire quelques pas ?
— Il y a du vent ?
— Presque pas, mère.
— Aidez-moi. »
Avec l’aide de son grand garçon, elle réussit à s’extraire du véhicule. Elle était toute ankylosée et arrivait à peine à se tenir debout, titubant, s’accrochant au bras de Mortimer. Il était trois heures de l’après-midi, le chauffeur s’était assis sur le talus. Il tira une bouteille de vin d’une sacoche :
« Vous en voulez ? »
La duchesse le toisa d’un air glacial. Même pas gêné, il ajouta :
« À la guerre comme à la guerre, hein ! »
Il but au goulot, trop vite, s’étrangla, cracha et jura.
« Éloignons-nous, Mortimer ! »
Elle se tordit la cheville sur la caillasse du remblai et eut une expression de profonde douleur dominée, silencieuse. Mortimer apprécia et se contint :
« Vous vous êtes blessée, mère ?
— Ramenez-moi à la voiture je vous prie. »
Il alla la réinstaller dans la fournaise aux vitres closes.
« Merci, Mortimer. Vous pouvez me laisser maintenant. »
Trente minutes plus tard, ils repartaient, s’arrêtant fréquemment à des postes à essence pour rajouter de l’eau au radiateur dont il fallait dévisser le bouchon avec les précautions que l’on apporte habituellement à désamorcer une machine infernale. Au cours d’un de ces arrêts, Mortimer prit une bouteille de Coca-Cola dans un distributeur et l’apporta à sa mère. Elle fit des mines :
« Il n’y a pas de verres ?
— Je crains que non, mère. »
Elle eut un air résigné et porta la bouteille à ses lèvres, méfiante. Avant d’y goûter :
« Qu’est-ce que c’est ?
— Une espèce de soda. C’est américain. »
Elle eut une moue de réprobation. Parfois, Mortimer se demandait si elle le faisait exprès ou si elle sortait perpétuellement de son œuf. Sans se prendre lui-même pour un révolutionnaire, il trouvait inconcevable que des êtres pareils puissent exister à l’heure des jets. Et il fallait qu’il l’eût pour mère !
Elle avala une gorgée comme s’il se fût agi de ciguë, fit une horrible grimace et tendit la bouteille à Mortimer d’un air bienveillant :
« Merci mille fois, Mortimer. Je crois que je n’ai plus très soif. »
Mortimer faillit hausser les épaules. Faillit seulement : il y a des choses qui ne sont vraiment pas convenables. La guimbarde repartit. À sept heures du soir, ils étaient devant la route impraticable qui mène à Cagoulet. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière côté duchesse :
« C’est ici. Vous êtes arrivés. »
Elle s’étonna :
« Où sont donc les maisons ?
— Une seconde, mère, je vais voir ça. »
Au chauffeur :
« Nous ne somme pas encore à Cagoulet. Vous devez nous déposer sur place.
— Vous rigolez ? Vous l’avez vu le chemin ? Je peux à peine rouler quand c’est plat, alors quand ça monte !
— Mère, il dit que la voiture ne pourra jamais gravir la pente.
— Mortimer, dites à cet homme que je me plaindrai de lui s’il ne nous dépose pas à destination. Ou plutôt, ne lui dites rien : qu’il roule ! »
Gêné, le duc s’approcha du chauffeur et lui glissa subrepticement dix mille francs dans la main.
« Je vous en prie, mon vieux, faites un effort. Ma mère peut à peine marcher. »
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