Elle reprit l’appareil, eut le service des appels longue distance :
« Mademoiselle, je voudrais que vous me demandiez les Bahamas… »
Pour la troisième fois, Kallenberg venait de passer devant la résidence sans oser en pousser la grille : si son informateur s’était trompé, il perdait la face. Pourtant, il fallait qu’il sache : au niveau de sa réussite, la plus petite erreur le mettrait en danger, signifierait la remise en question de tout son empire.
Pour la fin d’un mois de juin, il faisait très chaud. Les voitures qui descendaient la contre-allée de l’avenue Foch, pare-chocs contre pare-chocs, dégageaient de puissants relents d’oxyde de carbone et d’essence. Pour plus de discrétion, Herman avait pris un avion de ligne pour se rendre à Paris. Il avait ordonné au chauffeur qui l’attendait à l’aéroport de faire de nombreux crochets avant de parvenir à destination. Il fallait surtout qu’aucun petit malin n’ébruite la nouvelle avant que Barbe-Bleue ait eu le temps d’en tirer profit. Tout se jouait donc sur quelques heures, ce que cette hystérique d’Irène n’avait même pas eu l’air d’avoir compris. Il avait encore ses imprécations dans l’oreille :
« Toujours cette salope ! criait-elle entre deux spasmes nerveux. Pourquoi pas moi ?…
— Ferme-la, tordue ! Il y a des choses plus importantes !
— Une pute qui me déshonore dans la crasse en se tapant des voyous et en se droguant !
— Et toi, radasse, tu te drogues pas avec tous tes calmants ?…
— Nous sommes la fable de l’Europe ! clamait Irène avec emphase, sans l’entendre… Déshonorés !… »
Kallenberg se jeta sur elle et lui saisit le cou entre les mains :
« Tu vas m’écouter, dis !… Tu veux que je te défonce la gueule pour que tu la fermes ? »
Elle eut l’air de sortir d’une transe :
« Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que tu dis ?… »
Herman lui hurla dans le nez :
« Elle va être veuve, ta sœur ! »
Irène demanda avec égarement :
« Qui ? Melina ?
— Non, bourrique ! Pas la putain ! Elle est pas mariée, Melina ! »
Il lui martela dans le visage en détachant bien les syllabes :
« Lena ! Le-na ! »
Irène renifla vaguement et eut ce mot superbe :
« Le duc se meurt ! »
Des trismus violents et rapprochés contractèrent les mâchoires de Kallenberg, tic horrible qui lui ravageait le visage lorsqu’il devait faire un effort pour dominer ses envies de meurtre. Il parvint à articuler :
« Quel duc, imbécile ?… Il est duc, Satrapoulos ? »
Tout naturellement, Herman avait parlé du Grec comme de l’époux à vie de Lena. À ses yeux, leur récent divorce n’entrait même pas en ligne de compte : en dehors de lui-même et de S.S., tout mâle s’insérant dans la tribu ne pouvait être qu’un figurant momentané, fût-il duc de Sunderland. Irène ouvrit des yeux ronds :
« Socrate est malade ?
— Il est en train de crever !
— Mon dieu ! Qu’est-ce qu’il a ?
— Crise cardiaque. Il passera pas la journée.
— Qui te l’a dit ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Je le sais, c’est tout !
— C’est effrayant ! Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Appeler un pope et commander des fleurs.
— Salaud ! Tu pourrais faire semblant d’avoir du chagrin.
— Pour cette ordure ?… Qu’il crève ! »
Comme Irène restait muette, il pointa son index dans sa direction :
« Maintenant, écoute-moi bien !… Pour des raisons que tu es trop conne pour comprendre, personne ne doit savoir ce qui arrive, personne, tu m’entends ! Un mot de ce que je t’ai raconté à qui que ce soit, et je te fais la peau ! »
Aigrement, elle lui cria :
« C’est bien la seule chose que tu puisses encore me faire ! »
Herman avait tenté de claquer la porte aussi vite que possible pour ne pas entendre ça, néanmoins, il l’avait entendu.
Il se figea soudain en voyant deux hommes graves, serviette à la main, sortir de l’hôtel de Satrapoulos : hommes d’affaires ou cardiologues ? Il s’en voulut de lanterner et passa à l’action brutalement. Il s’engagea dans le minuscule jardin planté d’ifs, de fusains et de frangipaniers. Dans l’entrée dallée de marbre, il se heurta à un gardien en livrée d’amiral qui se posta carrément devant lui pour lui barrer le passage. Kallenberg le toisa et lui dit en français :
« Je suis attendu par Socrate Satrapoulos. »
L’homme lui jeta un regard méfiant :
« Je ne pense pas que Monsieur soit là.
— Je suis Herman Kallenberg, son beau-frère. On m’a prévenu, je monte. »
L’amiral hésita. L’assurance de Kallenberg l’impressionnait, mais l’infirmière qui lui avait avoué le drame deux heures plus tôt lui avait fait jurer le silence : personne ne devait savoir que le patron était malade. Barbe-Bleue sentit la réticence du larbin et en conclut que le Grec était réellement à l’article de la mort. Il fallait qu’il en eût d’abord la certitude, après quoi, il serait peut-être encore temps de tirer son épingle du jeu. Il écarta la livrée avec autorité. L’homme fit un pas de côté, plissa son front en une grimace de réflexion et alla décrocher un interphone.
Kallenberg gravit un escalier à double révolution. Arrivé à l’étage noble, un peu essoufflé, il sonna à la porte de l’appartement qui fut immédiatement ouverte par un maître d’hôtel. Sur ses talons, François, le secrétaire français de Socrate, apparemment très bouleversé :
« Monsieur Kallenberg… Comment vous dire… Le patron a été pris d’un léger malaise ce matin… Je ne crois pas qu’il soit en état de vous recevoir… »
Herman chargea son regard d’un maximum d’intensité. Il prit le secrétaire par les épaules, le regarda droit dans les yeux et lui dit, d’une voix vibrante d’émotion contenue : « Je vous en prie, François, pas de pieux mensonges entre membres de la famille. Je sais tout. Comment est-ce arrivé ? »
François voulut parler, mais il détourna les yeux, se mordit les lèvres et hocha la tête douloureusement, le larynx obstrué par la contraction de ses muscles.
Kallenberg insista, chaleureux :
« François ! Irène et moi nous voulons savoir ! »
Quand S.S. avait été terrassé, le secrétaire, pris de panique, avait immédiatement demandé des instructions au bureau de Londres. On lui avait ordonné de ne pas souffler mot de la crise cardiaque de son patron, le temps de régler certaines affaires sans affoler l’opinion. Mais ces consignes étaient-elles valables pour Kallenberg ? De toute façon, son visage défait était pire que tous les aveux : il s’effondra…
« C’est affreux, monsieur… Le patron n’en a même plus pour une heure… Les professeurs sortent d’ici. Ils m’ont demandé (sa voix se brisa presque)… de prévenir la famille… J’ai pris sur moi d’appeler un pope… J’ai essayé de joindre Madame, pour les enfants… Je n’ai pas pu… Je veux dire, Mme Helena… »
Herman le dévisagea avec une expression paternelle, une immense bonté :
« C’est très bien, François… Je suis là maintenant, je m’occupe de tout ! Puis-je le voir ?
— Je ne sais pas, monsieur, je ne sais plus… Venez. »
Ils arpentèrent un couloir sans fin. Barbe-Bleue se demanda comment on pouvait vivre dans un endroit décoré avec aussi peu de goût. Arrivé devant la chambre du Grec, François gratta à la porte. Une infirmière ouvrit et le regarda d’un air interrogateur. Le secrétaire chuchota :
« M. Kallenberg est le beau-frère de M. Socrate… Il veut voir Monsieur… »
L’infirmière fit non de la tête. Mâchoires serrées, Herman lui jeta :
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